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mardi, août 30, 2011

criminal single 4


Mamma i'm in love with the criminal...... yeah

hOMMAGE DES DANSEURS DE BRITNEY

lundi, août 29, 2011

britney gagne aux vma 2011



mercredi, août 24, 2011

sinead et demon's fate de within temptation



mardi, août 16, 2011

le roman de baibars



Le succulent, savoureux, merveilleux Roman de Baïbars est une épopée arabe gigantesque, d'époque ottomane, un monument de Fantasy "historique", dont le héros principal est bien sûr le sultan mamelouk historique, dont on suit l'ascension, de la fin des derniers Ayyoubides jusqu'à son règne, et sa mission de repousser les "Mages de Perse", autrement dit les Mongols.

Quelques touches anachroniques, par exemple dans les grades de l'administration, très ottomans, avec des Pachas au lieu de gouverneurs, parfois rigolotes, comme cet épisode où le vizir du roi sert le café à son visiteur !

Mais ce qui est le plus savoureux est le mélange des langues (arabe cairot, parler paysan des Ismaéliens, des Kurdes, lingua franca, turc, etc) merveilleusement adapté en français, et des niveaux d'expression (du mysticisme le plus poétique au jargon des rues le plus cru). Ainsi le khawaja Ali, celui qui achètera Baïbars pour le compte du roi, est un homme de bonne morale, cultivé, posé, mais criblé de dettes. Alors que les soldats l'emmènent, devant la foule de ses créanciers, il y va de sa petite chanson, dont la saveur gouailleuse est du plus cocasse dans la bouche de ce digne homme.

Les Enfances de Baïbars

Tout commence par une vision du dernier grand sultan ayyoubide, El-Sâleh, qui est aussi un des initiés mystiques de ce monde, un "fou de Dieu" qui joue volontiers les gâteux, tour à tour faussement naïf et puis soudainement intransigeant (on dirait Dumbledore fronçant le sourcil à la dernière bévue du ministère de la Magie). Ce souverain est aussi dans les petits papiers des Quarante, ces Abdal qui soutiennent la structure du Cosmos et servent le Pôle mystique du monde. C'est que les péripéties de l'histoire, comme dans la pure tradition des "romans soufis" évoluent sur deux plans, "le monde quotidien, celui de l'apparence, et le monde secret où est manifestée la trame cachée des événements terrestres." Comme ce bon Albus devant les agissements des Mangemorts, le sultan Najm al -Dîn Ayyûb fait preuve d'une inertie remarquable alors qu'il sait tout des complots et ruses présents et futurs des méchants, de son "vizir de la main gauche", Aïbak le Turkmène, du Grand Cadi Jaouan, fourbe chrétien clandestin, des bêtises de ses Mamelouks (les militaires turcs en prennent pour leur grade dans ce roman). Il n'y a qu'en cas d'extrême urgence et lorsqu'il est sûr de ne pas être vu, que le bon roi révèle sa nature, ainsi lorsqu'il sauve la vie de Baïbars en stoppant sa monture emballée. Mais voilà, comme l'explique Jean-Patrick Guillaume dans son introduction : "Chez lui, la prescience totale empêche toute action : les choses doivent se dérouler selon l'ordre prévu de toute éternité, et cet ordre est bon. Car ce n'est que lorsque que les ténèbres sont les plus épaisses que doit triompher la justice." Vision un peu iranienne aussi, qui fait de l'occultation achevée l'étape nécessaire pour rebasculer dans la Lumière.....

Le jeu des Quarante, laissant se commettre les iniquités et l'injustice envers les musulmans, sont peut-être le reflet d'un esprit désenchanté, vivant à une époque (déclin de l'Empire ottoman) où le Dar al-Islam allait être inexorablement grignoté et occupé par les giaours - tout comme il fut à deux doigts d'être entièrement rasé par les Mongols au 13° siècle, si Baïbars n'était pas intervenu, justement. L'idée que les malheurs du temps obéissent à un dessein caché, mais qu'en fait, tout reste contrôlé en secret par les vrais dirigeants du monde occulte devait être certainement consolant pour un sujet ottoman devant supporter un pouvoir politique aussi incapable qu'oppressif. De même cette insistance, cette obsession permanente des crypto-chrétiens, infiltrant même sous les plus hautes fonctions de l'Etat les milieux musulmans et oeuvrant en secret pour les Francs, annonce la suspicion envers les chrétiens ottomans à partir du XIX° siècle, vus comme des espions et traitres potentiels, "Cinquième colonne" des Puissances occidentales, ce qui finira très mal en 1895 et surtout en 1915....

Si Baïbars, comme souvent le héros du Bien dans les romans d'aventure, est un peu lisse, un peu ennuyeux dans sa perfection (quoiqu'en bon mamelouk turc assez énergique dans ses châtiments), mes personnages préférés, les plus réussis à mon avis, sont ces initiés, ces arifs faussement imbéciles roulant les profanes avec des airs ahuris, qui se cachent sous les apparences les plus diverses, allant du sultan du Caire donc, au savoureux et adorable Fleur des Truands qu'on ne verra que dans le deuxième volume dont il est l'éponyme.

Les Ismaéliens aussi ont la cote, farouches montagnards, terreur des Francs, très instruits des secrets de l'autre monde, et contrant les Mamelouks qui s'opposent à l'ascension du héros... Mais présentés également comme de rudes gaillards, impitoyables et de moeurs un brin sanguinaires, ces fidawis sont à rapprocher des stéréotypes bédouins et kurdes, qui en font des auxiliaires extrêmement précieux pour la guerre mais dont le mode de vie souffre d'un déficit de "civilité", frôlant toujours de très près les actes illicites. Ainsi Baïbars se fait cette réflexion quand il empêche le brave Hassan al-Horanî d'enterrer vif son fils, sauf prétexte que cette mauviette, la honte de sa famile, se soit fait bêtement déchirer son vêtement par un "chaton sauvage" : "Peste ! ce sont vraiment des gens de la montagne ; le voilà qui va enterrer son fils vivant pour une tunique. Et pourtant, il a l'air d'être un garçon de valeur. Tant de violence est contraire à la religion. Il a bien raison celui qui dit : la fréquentation des gens grossiers mène à l'impiété.".

"Gens de montagne", violence disproportionnée et "grossièreté" des manières, tout y est dans les préjugés avec lesquels l'homo islamicus modèle, c'est-à-dire l'Arabe urbain, exerçant une profession civile et non militaire, envisage l'homme des terres sauvages, désert ou montagne, reprenant en cela les stéréotypes millénaires appliqués aux nomades dans la pensée citadine du Moyen-Orient, dès la haute Antiquité (voir à ce sujet Etat et pasteurs au Moyen-Orient, de Pierre Briant).

Face aux combattants sauvages et incontrolables, le camp du Bien donc, la force positive et pieuse, licite. Le récit de ce gigantesque roman (la parution de la traduction, pour le moment stoppée à dix tomes, devrait en faire soixante) introduit immédiatement le sultan Nadjm al-Dîn et le replace dans une histoire de l'islam raccourcie et parfois fantaisiste dans les noms propres : "Puis l'empire des Abbassides passa aux mains des Kurdes Ayyoubides dont la capitale était Le Caire. Le premier qui occupa le trône fut Chouqayr et le dernier un roi nommé El-Sâleh Ayyoub El-Najmî."

Curieusement il n'est pas fait mention de Saladin (peut-être plus fameux en Europe qu'en Orient)... Quant à ce Chouqayr imaginaire, faut-il y voir une déformation du général Chirquh, oncle de Salâh al-Dîn et conquérant du Caire pour le compte du Turc Nour al-Dîn ? En tous cas, si les Mamelouks sont souvent brocardés, avec l'effet cmique d'un jargon arabo-touranien qui devait faire rire le public arabe d'Alep et de Damas, si les Kurdes de base sont dépeints comme des ploucs naïfs, de vrais péquenots sortis de leurs montagnes, on voit que le terme "kurde" appliqué au sultan et à ses émirs s'est dans ce contexte totalement débarrassé de ses images déppréciatives : "Le roi El-Sâleh Ayyoub - que la miséricorde de Dieu soit sur lui - était un grand wâli (saint) : heureux et prospère, craint de tous les rois francs qui lui versaient tribut, il avait aggrandi le territoire de l'Islam. Tous les grands de son royaume étaient des Kurdes."

Baïbars est de façon aussi commode présenté non comme un simple Turc ignorant, mais comme le fils malchanceux d'un roi de Perse, vendu comme esclave. Ayant reçu une éducation royale, il s'exprime dans un bel arabe fleuri au rebours du méchant Qalaoun et d'Edamor le jaloux, dont le charabia est un des running gag du roman. Pour que l'on comprenne bien combien Baïbars, bien que Turc, est parfaitement éduqué et donc islamisé et arabisé, plusieurs épisodes le montrent en merveilleux récitant du Coran, qui confond par sa science de l'islam les cheikhs de Damas et du Caire. Plus arabe que les Arabes donc, comme Saladin qui, selon son hagiographe Ibn Shaddad, "connaissait parfaitement les usages et les généalogies arabes", et optait de redorer de la même façon sa "rusticité" kurde avec les vertus de l'adab, de la futuwwat et des pieuses assemblées. .

De même, la force physique du héros et son ardeur au combat en font bien sûr un atout pour le Djihad mais en même temps, pourraient être associées à cette force ensauvagée, brutale, qui est vue comme étant l'apanage des Mamelouks, des Kurdes et des bédouins, redoutables combattants de l'Islam, mais dont le penchant pour la guerre, une forme d'hubris dans le combat, font justement d'eux des gens moins "civilisés", en dehors des manières élégantes de l'urbanité musulmane. Alors pour qu'il n'y ait aucune ambiguité, et que la force exceptionnelle de Baïbars n'ait rien d'animal ou de féroce, qu'elle soit en sorte repassée à la moulinette du licite et du louable, le conteur explique systématiquement, à chaque épisode où le futur sultan fait preuve d'une vigueur surhumaine, qu'il avait en lui la force des "quarante Justes" ; comme le roi El-Sâleh a reçu à son couronnement 40 pièces d'argent de la part des Quarante, ce qui est une façon de sanctifier l'exercice du pouvoir temporel, celui du Molk, et donc de le légitimer par rapport à l'affaiblissement du Califat. Que Baïbars fasse le coup de poing sur un palefrenier ou gagne au bras de fer, c'est toujours en lui la force sainte des Quarante Abdals qui lui vient en aide, et le distingue donc des colosses Qalaoun, Edamor, simples Turcs braves et bêtes, des furieux Ismaéliens et des bédouins vantards et pillards.

Fleurs des truands

Avec le second volume entre en scène un des personnages les plus savoureux de l'histoire, l'insigne, le prodigieux Otmân, la "Fleur des truands", terreur du Caire, mauvais garçon repenti et en même temps saint authentique, instruit des Secrets de l'autre monde et donc jouant avec le roi El-Sâleh, un numéro de duettistes faussement ahuris ou divaguant en pleine assemblée, devant une assistance qui ne comprend goutte quand Otmân salue le roi : "Tu es un grand chat, tu es le chats des chats, de tous les chats ! Hourra !""Mais il a dit que j'étais le grand chat, suis-je donc aussi un matou ?" feint de s'étonner le malin sultant.

En général, dans les romans d'aventure à vocation moraliste, un héros comme Fleur des truands commence, comme c'est le cas ici, par jouer tous les tours pendables qu'il peut au héros du Bien et puis s'étant repenti il doit renoncer à toute sa truculence et ses frasques pour devenir lui aussi un personnage plus en accord avec la morale, mais un brin plus ennuyeux. Il n'en est rien dans cette intrigue où les deux mondes ne s'annulent pas l'un l'autre, mais continuent à exister de façon superposée, comme l'explique Jean-Patrick Guillaume dans son introduction : "Qu'un truand puisse devenir un saint, c'est quelque chose que nous pouvons admettre abstraitement, encore que, dans la pratique, nous aurions tendance à y regarder à deux fois. Mais qu'il puisse devenir un saint tout en restant gourmand, paillard, querelleur, effronté et (il faut bien l'avouer) pas toujours très honnêtes ; qu'il puisse être, de surcroît d'une ignorance crasse envers ses devoirs religieux (longtemps après sa conversion il continue à soutenir mordicus qu'il y a sept prières légales par jour, alors que tout le monde sait qu'il n'y en a que cinq), tout cela paraît bien difficile à avaler. Et c'est pourtant le cas : Otmân est bel et bien un saint, un saint rigolard, bagarreur et un peu naïf par moments, mais un saint tout de même." Ce n'est même pas qu'il y ait un des mondes qui mentirait tandis que l'autre serait la vérité, ce n'est pas qu'Otmân en apparence est Fleur des Truands, et dans le monde du Secret il est le cheikh Otmân qu'interpelle Nadjm al-Dîn avec affection. Il est les deux à la fois, tout comme Beko, le méchant portier qui perdra Mem et Zîn se retrouve au Paradis, dans le palais des amoureux, et garde leur porte :

"Cheikh !
Ne sais-tu pas qui je suis ?
Je suis Bekir le portier.
Je suis le co-locataire de Mem et de Zîn,
C'est pour cela que je me tiens sur ce seuil.
Comme tu le vois, le palais a huit étages.
Un étage est à moi et les sept autres à eux.
Montant la garde, j'ai cette canne à la main.
Mais je possède aussi ce domaine en partage.
De fait, j'ai l'apparence d'une sentinelle,
Mais dans cette place, je suis leur associé."
(v. 2423-2427)

Et à l'étonnement du cheikh en visite au Paradis, Bekir explique que ses agissements terrestres avait pour but de parfaire et purifier l'amour de Mem et de Zîn, afin qu'ils obtiennent cette place éminente dans l'autre monde :

"En apparence, j'étais leur ennemi,
Mais en secret, j'étais leur ami."

"Eger bi xeber reqîbê wan bûm
Lêkin bi nezer hebibê wan bûm"
(v2431).

Jusqu'ici, on peut penser qu'il s'agit justement, d'affirmer que c'est le monde du Secret qui est véridique, et que celui de l'apparence n'a pas de réalité. Ainsi, pour défendre Tajdîn, le héros qui le tuant, venga les amoureux, Beko explique de la même façon :

"Le monde était fatigué de la discorde
que j'y répandais.
Il m'a tué pour sauver l'ordre public,
Il m'a tué pour la tranquillité du monde."

Et dans ce passage la référence à l'opposition Exotérique/Esotérique est encore plus explicite, quand Bekir conclut :

"En apparence, il a commis le mal.
En vérité, ce méfait rétablit la tranquillité."
"Zahir wî eger çi kir qebahet
Batin buye rahet ew qebahet"

Mais voilà, le chapitre précédant intitulé "Chaque herbe ne croît que ses propres racines" contredit absolument ce que nous avons évoqué. C'est en effet le passage célèbre où il est conté que sur la tombe des amants, poussèrent deux arbres enlacés, tandis que sur celle de Beko, s'éleva un arbre qui poursuivait l'oeuvre méchante du portier :

"Et sur la tombe de celui qui ne fit aucun bien,
Crût un faux merisier.
Et cet arbre était loin d'être serein,
Et il était épineux comme son maître.
Il s'éleva jusqu'à atteindre les deux arbres,
Et fit obstacle à l'union des amoureux."
(v. 2398-2400).

Et Ahmedê Khanî de conclure avec philosophie :

"Les gens dont la nature est mauvaise
Peuvent-ils purifier cette nature ?
Même si pendant quarante ans tu cultives une coloquinte,
Et si cent fois tu l'irrigues de miel,
Et si tu la nourris de la lumière du soleil,
Et si tu verses sur elle de l'eau de rose,
Même si tu entailles ses racines,
Et y met du sucre chaque jour,
Même si tu t'en occupes régulièrement,
Se changera-t-elle en un melon ?
Quand elle poussera, ne penses-tu pas
Qu'elle ne donnera qu'amertume ?"
(v. 2404-2409).

Cette fatalité de la "mauvaise nature" est également évoquée dans Fleur des truands avec l'histoire de Sirhan, qui, comme le fait remarquer le traducteur, peut appuyer la thèse de la prédestination et le fait que "Dieu a pu créer certains hommes pour le Feu éternel".

Mais on l'a vu, dès que se clôt ce chapitre et sa conclusion aussi amère que la coloquinte en question, le lecteur visite le Paradis avec un futur arif en extase, et découvre l'autre versant de la vérité sur le Portier. Or rien ne permet dans la juxtaposition de ces deux passages si contradictoires de discerner un antagonisme, ou le fait que tout cela se se contredise dans l'esprit de l'auteur. Khanî ne "rétablit pas la vérité" sur ce qu'il a écrit un chapitre plus loin. Eternellement, Beko ici-bas poursuit ses actions malveillantes contre Mem et Zîn, et pour toujours, il est en haut leur ami, tout comme Otmân continue en toute sérénité à taper sur tout ce qui le contrarie,à se goinfrer dès qu'il voit une assiette pleine et répandre le sang, comme il le dit lui-même au roi : "J'lai zigué et zigouillé, l'as pas moufté".

Par ailleurs, cette complicité indulgente entre le roi et Fleur des truands (le roi s'est même fait piquer son turban par Otmân du temps qu'il était encore voyou, sans que cela semble irriter beaucoup l'Ayyoubide) permet de voir l'étendue de la collusion ou l'interaction, et même l'interchangeabilité entre le monde des "Seigneurs" mystiques et celui de la grande truanderie, entre le plus indigne du monde terrestre et le plus proche du Pôle du monde. Si les Abdal sont au nombre de Quarante, quarante aussi sont les voyous que commande Otmân avant sa conversion, et la ressemblance est encore plus frappante du fait que ces truands là se réunissent dans les grottes d'El-Zaghliyyeh, tout comme il y a une grotte des Quarante à Damas, où Baïbars a d'ailleurs passé une nuit dans le premier volume. Même façon également de s'exprimer en langage codé, incompréhensible pour les non-initiés, ces quarante-là s'exprimant bien sûr dans l'argot de la pègre, les autres dans un galimatia à sens ésotérique qui finalement a pour même but de protéger le Secret, car comme le dit El-Sâleh à chaque fois que Fleur des truands manque dévoiler ce qu'il sait du cadi : "Celui qui divulgue un secret mérite la mort". Ce qui pourrait aussi être la maxime du caïd des truands..

Terminons sur la savoureuse profession de foi d'Otmân, qui après s'être fait assommer par la Dame du Caire et le prophète Khidr un peu plus tard, clame à tous ceux qui tremblent de peur en le croisant : "Et oui, mon ami ! J'ai fait le serment avec tous mes boutons, t'as plus besoin d'avoir peur pour ton manteau et ton bonnet. J'suis devenu un bon pratiquant, maintenant j'vais au cabinet et j'me putréfie, j'reste à frotter jusqu'à temps que ça couine, j'fais mes ablussemuches et mes ièrepris sept fois par jour, et je connais toutes les affaires de ma rleigion. Et toi, t'es hanéfite ou chafiite ou bien si t'es hâjj-yhanbalite ? Si tu sais pas, laisse, je t'expliquerais.".

Les Bas-fonds du Caire

Avec Les Bas-fonds du Caire, on en dit plus sur les relations entre Kurdes et Turcs , et d'emblée et sans fard, elles sont présentées comme détestables, les deux peuples ne pouvant visiblement pas se piffer. Ainsi l'affaire de l'émir Saylakhan le Kurde, se faisant ruiner et emprisonner par le Turkmène Taylakhan (la quasi-identité des noms est d'ailleurs amusante entre ces deux ennemis), car le Mamelouk, tombé fou amoureux de la fille de l'émir ayyoubide, s'est vu éconduire, car, dit le conteur :"on connaît l'hostilité séculaire qui règne entre les Kurdes et les Turkmènes. Bien rares sont les mariages entre ces deux peuples : les Kurdes ne donnent leurs filles qu'à des Kurdes." Et plus loin, quand Taylakhan cherchent à se rapprocher de Saylakhan et s'invite chez lui, l'émir se méfie d'abord, en disant à sa femme : "Je ne vois pas pourquoi il s'est conduit si amicalement à mon égard, car les Turks et les Turkmènes ne nous aiment pas beaucoup." La morale du roman prône cependant la réconciliation, comme le dit Baïbars alors qu'il vient de tirer l'émir d'affaire : "Efendem, nous prions ta haute miséricorde de bien vouloir considérer tous les Musulmans comme des membres égaux d'un même corps, qu'ils soient kurdes ou turkmènes, bédouins ou citadins." Et de demander pour Taylakhan la main de sa fille, afin de réconcilier les deux ennemis. Reconnaissant envers Baïbars, le Kurde n'a plus de réticences et agrée le Turc pour gendre.

Cette hostilité que le narrateur présente comme si vive est-elle le reflet de la rivalité réelle qui exista à différents degrés, entre les Turcs et les Kurdes au XII° et XIII° siècles ? Plusieurs historiens contemporains ont laissé quelques indices à ce sujet. Ainsi Ibn Al-Athir relate la guerre (fitna) qui éclata en 581 H/1185 entre les Turkmènes et les Kurdes en "Djézireh, Diyar Bakr, Khilat (Akhlat), la Syrie, le Shahrazûr et l'Azerbaydjan. Beaucoup de gens furent tués. Cela dura plusieurs années, les chemins furent coupés, il y eut des pillages et le sang coula. La cause de ce conflit était qu'une femme turcomane avait épousé un Turcoman. Ils passèrent sur leur chemin auprès d'une citadelle du Zûzân des Kurdes (Zûzan al-Akrâd) dont les habitants qui n'étaient pas avares demandèrent aux Turcomans de participer au banquet de mariage, mais on le leur refusa. Ils échangèrent des mots qui conduisirent à l'affrontement. Le maître de la citadelle descendit, prit le marié et l'exécuta. Alors éclata le conflit. Les Turcomans semèrent le trouble. Ils tuèrent un groupe de Kurdes. Et les Kurdes se soulevèrent de la même manière. Les troubles étaient graves. Alors Mudhâhid al-Dîn ibn Qâymaz réunit un groupe de chefs kurdes et turcomans, les réconcilia et leur accorda des tenues d'honneur et des tissus..." (Ibn Al-Athîr, Al-Kamil fî-l-ta'rikh). Quand on lit ce genre de récit, on se dit que le conteur de Baïbars finalement exagère à peine dans ces récits de bagarre entre Kurdes, Turcs et Bédouins, truands et mamelouks. Boris James, dans son Saladin d'où est tiré l'extrait ci-dessus, fait remarquer tout de même qu'il n'est pas vraisemblable qu'une seule querelle ait ou embraser d'aussi vastes régions, mais que cela est un indice de la guerre des deux peuples pour contrôler les régions d'Anatolie orientale, d'Azerbaydjan et de haute Mésopotamie. D'ailleurs le même Ibn Al-Athir relate des exactions turques envers les Kurdes antérieures à 581, puisqu'il indique qu'en "420H/1029, des Turcs ghuzz se rendirent en Azerbaydjan puis à Marâgha, où ils commirent des exactions et incendièrent des mosquées. "Ils mirent à mort beaucoup de Kurdes hadhbaniyya. Les Kurdes ne virent de solution à leurs problèmes qu'en se mettant d'accord entre eux et en combattant ensemble le mal" "Cette lutte à la fois pour le pouvoir et pour les terres ne devait pas s'arranger, et finira par la défaite voire l'extermination de la plupart des princes kurdes du Diyar Bakr, comme le montre Claude Cahen dans sa "Contribution à l'histoire du Diyâr Bakr au quatorzième siècle", Journal Asiatique, 1955, 243. Un peu plus tard, Sharaf Khan de Bitlîs ne semble pas mentionner cette hostilité, sauf en insistant sur le mauvais souvenir et les exactions que les Turkmènes Aq-Qoyyunlu ont infligé aux Kurdes et aux chrétiens de la région : les chrétiens nestoriens de Hakkarî, que Sharaf Khan appellent "Asurî", font ainsi appel à un prince kurde chassé par les Turcs et qui est parti se réfugier en Egypte chez les Mamelouks. Ils le font revenir en secret, et par un stratgème s'emparent de la Citadelle de Hakkari et lui redonne le pouvoir. De même Sharaf Khan insiste sur l'oppression et la tyrannie des Aq-qoyyunlu en Djézireh-Bohtan, et sur la résistance farouche des princes kurdes de Djézireh aux Turkmènes, alors que ni les Mongols ni Tamerlan ne semblent, sous sa plume, avoir été plus néfastes pour la région, ce qui est pourtant le cas

Reflet de luttes de pouvoir sous les Ayyoubides dans les cours du Caire et de Damas ? Cette hostilité politique affirmée dans le roman, est déjà exprimée par Ibn Shaddad, l'historien et biographe de Saladin : "Jamais les Kurdes n'obéiront aux Turcs et pas davantage les Turcs aux Kurdes." De même Ibn Khallikan rapporte qu'après la mort de Shirkuh, le général oncle de Saladin agissant pour le compte du Turc Nour al-Dîn en Egypte, la succession était ouverte entre le kurde Qutb al-Dîn Khosrow ibn Tulay al-Hadhbanî et Saladin. Et qu'un autre Kurde, 'Issa al-Hakkarî persuada le premier de s'effacer devant l'autre en alléguant : " Saladin et toi, vous êtes du même groupe. Il est d'origine kurde (inna asluhu min al-akrâd). Et vous ne laisserez pas passer le pouvoir aux Turcs. Alors il lui obéit." Comme on le voit, l'argument "mieux vaut n'importe quel Kurde à un Turc" même s'il n'était pas forcément le seul, semblait avoir du poids : si les Kurdes espéraient être favorisés par l'accession d'un des leurs au pouvoir, les Turcs avaient tout à craindre de la chûte des Zenguides.

Peu à peu cependant, les souverains ayyoubides en viennent à s'appuyer sur leurs propres Mamelouks au détriment des puissants et remuants émirs kurdes, jusqu'à ce que les esclaves turcs évincent définitivement les Kurdes comme sultan d'Egypte et de Syrie. Mais le conteur ayant écrit sa version dans la première moitié du XIX° siècle, a-t-il aussi en tête les luttes entre les émirs kurdes de l'Empire ottoman contre les tentatives de la Sublime Porte de mater ces princes semi-indépendants, et d'imposer une administration et un pouvoir plus centralisée ? Ainsi en 1826 le gouverneur de Sivas, Rachid Mehmet Pacha eut pour mission de "pacifier les Kurdes et d'installer des gouverneurs turcs au Kurdistan" (EI, Kurdes). Ce qui fit qu'en 1830, une révolte indépendantiste eut lieu menée principalement par Muhamamd Pacha de Rawanduz (qui au passage s'en prit aussi beaucoup aux chrétiens et surtout aux Yézidis). Des troubles éclatèrent encore en 1843, cette fois-ci à Hakakrî et Djézir, et finalement tout le long du XIX° siècle et au-delà, appuyés notamment par les Russes qui ne cessèrent de soutenir simultanément ou successivement, tous les groupes dissidents de la région, musulmans ou chrétiens, le Kurdistan connut sa"guérilla de Cent ans". A-t-elle jamais cessé, d'ailleurs ?

La Chevauchée des fils d'Ismaïl

Avec La Chevauchée des fils d'Ismaïl, consacré pour une bonne partie aux exploits des Ismaéliens, nous voyons que le pouvoir du roi ayyoubide, en apparence des plus inactifs, s'exerce à maintenir l'équilibre entre de puissantes coalitions qui en principe unis pour combattre le chrétien n'en agissent pas moins entre elles comme des factions rivales se disputant la succession d'El-Sâleh. Le Sultan passe son temps en oraison avec des religieux, -parfois mentionnés comme étant "kurdes ayyoubides" (ce qui montre qu'au rebours des Turcs, les Kurdes, s'ils sont estampillés "ayyoubides" c'est-à-dire d'une bonne famille, ne sont pas uniquement membres de l'exécutif et du militaire) - ou bien à être saisi de transes au Conseil et à se perdre en propos énigmatiques tout en réprimandant son vizir de la main droite, ce bon Chahîn, pour tout ce qui va de travers dans le monde. Mais son impuissance apparente, voire même le masque de gâteux faiblard qu'il offre à ses émirs sert à contenir les appétits des Kurdes et les Mamelouks, qui nous l'avons vu, ne peuvent pas se sentir, et protéger ainsi le royaume de la fitna, la guerre entre musulmans, qui est constamment présentée comme la pire chose qui puisse arriver au Dar al-Islâm, et qui bien sûr ne cesse de menacer ou d'éclater franchement. Pour le moment, c'est un statu-quo incertain qui prédomine autour de la personne d'El-Sâleh, les Turcs comme les Kurdes trouvant intérêt à le laisser sur le trône (évidemment ils ne pourraient pas le renverser s'il le voulaient, puisque "l'Boss Sâleh c'est le matou de tous les matous, le grand chat", mais bon à part Otmân, peu sont au courant). .

Mais ce quatrième tome montre aussi les agissements et la force impétueuse, un brin gênante, des Ismaéliens et de leurs rapports pas très nets avec le pouvoir légitime du Caire. Précisons que dans l'histoire ils ne sont nullement chargés de la légende noire des Assassins drogués et manipulés que leur a faite Marco Polo. Bien implantés dans les montagnes du nord de la Syrie, s'exprimant dans un parler paysan très savoureux, les fidawis du roman n'ont rien de fanatiques ou de mystiques en armes: Ce sont de rustiques montagnards, bâtis comme des géants, à la force surhumaine, léonine, et cet aspect démesuré, cet hubris dans la bravoure et l'enthousiasme envers Baïbars sont un signe que ces Combattants là frôlent souvent la force illégitime, non civilisée, des nomades et des Bédouins. Même leurs filles chevauchent tout armées en espérant rencontrer un autre champion, fût-il chrétien ou musulman, afin de le défier et de lui faire mordre la poussière.

Historiquement la présence de ces Ismaéliens ou Nizarites dans les montagnes syriennes (surtout du côté de Hamât) est le fait d'un schisme autour d'une querelle de succession. En 1094, après la mort du calife fatimide d'Egypte al-Mustansîr (à cette époque les Fatimides étaient les leaders de l'Isma'iliya), il y eut conflit entre ses deux fils, Nizâr et Ahmad. L'aîné, fut appuyé par Hassan-i-Sabbah, le fameux chef d'Alamut et les Ismaéliens d'Iran. Cela ne l'empêcha pas de perdre et de finir emmuré par son cadet, mais du coup il y eut scission entre les Fatimides d'Egypte et de Syrie et les "gens de Nizar", qui se tournèrent vers Alamut, Hassan-i Sabbah s'étant proclamé chef de l'Isma'iliyya, puisque Ahmad al-Musta'li, le fils chanceux d'al-Mustansir, n'était à ses yeux qu'un usurpateur. Les émissaires d'Alamut envoyèrent nombre de missionnaires et de fidawis au Proche-Orient mais ne purent réellement se maintenir que dans des djébels de Syrie, où tantôt alliés aux Francs, tantôt aux émirs et atabegs syriens, ils finirent par garder quelques forteresses à Hamât, Kadmûs, Masyaf. Le chef syrien des Nizarî était toujours vassal, en principe, du Vieux (Pîr) d'Alamut. Cela n'empêcha pas les plus indépendants de prendre quelque distance avec le siège central : ainsi le fameux Rashîd al-Dîn Sinân, qui donna tant de fil à retordre à Saladin en lui envoyant ses fidawis aux trousses, dut échapper lui-même à quelques tentatives d'assassinat de la part des gens d'Alamut.

Dans le roman, la querelle brouillonne et puérile des deux fils de Jamr, se chamaillant comme deux gamins pour la chakriyyah (une arme redoutable qui d'un homme peut en faire deux) du père, alors qu'ils sont prêts même à abandonner tout le reste, citadelles, anneau magique et pouvoir pour l'objet qu'ils convoitent tous les deux - dans quelle mesure la chakriyya n'est d'ailleurs désirée que parce que l'autre la veut ?-, est présentée comme futile voire incompréhensible aux yeux des autres musulmans, qui n'arrivent pas à leur faire entendre raison. Mais c'est peut-être une satire de ces histoires compliquées de succession entre branche aînée et cadette qui jalonnent toute l'histoire du chiisme, et particulièrement celle de l'Ismaélisme, lequel naquit d'une querelle de succession après la mort de l'Imam Jaffar (entre son fils cadet et son petit-fils, issu d'un aîné d'abord désigné puis mort prématurément) et enfin entre les Nizarites et les Mustaéliens.

Les rapports entre les Ismaéliens et El-Sâleh sont moins conflictuels dans le roman que la guerre assez dure qui eut lieu entre Saladin et Rashîd al-Dîn par exemple : trois tentatives d'assassinat d'un côté et siège des forteresses nizarîtes de l'autre, jusqu'à ce qu'une trêve fut instaurée bon gré mal gré, mais Salâh al-Dîn resta toujours un peu paranoïaque concernant ce groupe dissident (et certaines anecdotes, vraies ou inventées, comme celle du poignard qu'il trouva sous son oreiller, visant surtout à démontrer la capacité d'infiltration de son entourage le plus intime par les fidawis peuvent expliquer cela) et sous le règne de ses successeurs ayyoubides, les Ismaéliens continuèrent de jouer leur propre partie, tantôt proche des Francs, tantôt des sunnites, et continuèrent de pratiquer les attentats punitifs sur les souverains ou les personnalités gênantes.

Dans le roman, il n'y a pas cependant d'ambiguité sur l'engagement des Ismaéliens contre les Croisés. Il est vrai que la vision ottomane du conteur est plus manichéenne qu'au XII° siècle, où il semble souvent que la haine politique entre chiites et sunnites ait été plus virulente qu'entre chrétiens et musulmans. Les "fils d'Ismaïl" sont de bons musulmans, simplement ils ont une tendance à menacer quiconque contrarie leurs projets et ne respectent ni vizir, ni cadi, ni gouverneur ayyoubides. Seul le sultan El-Sâleh réussit à les mater de façon assez spectaculaire, par exemple quand Ismaïl fait sa forte tête durant l'arbitrage où le roi le remet à sa place à la façon d'un Gandalf engueulant Bilbo au début du Retour du Roi : - "Ne me prenez pas pour un magicien de pacotille, Bilbo Baggins !".

"- Par la vie du père, tonna-t-il, j'te la prendrons ben d'force ! J'en avons rien à faire, moué, qu'le chtit gars Sâleh essaie d't'amadouer ! Tant d'impudence fit monter la moutarde au nez du roi qui s'écria : - Allâh, ô Eternel ! O toi qui connais les secrets de l'avenir ! Châtiment pour les tyranniques, ô Seigneur des mondes ! Commenbt, pauvre imbécile, tu me prends pour le cadi ? Tu crois m'intimider en faisant la grosse voix ? Qu'est-ce que c'est que cette grossièreté ? Il n'avait pas fini ces mots qu'Ismaïl s'abattit comme une masse, privée de connaissance : la majesté du roi lui était soudain apparue dans toute sa splendeur."

Le piquant de ce récit, où l'on voit les Ismaéliens prendre Baïbars pour champion contre le dernier Ayyoubide, est que ce fut bel et bien Baïbars, le vrai, l'historique, qui mata les Ismaéliens en Syrie, en même temps qu'il reconquit les terres côtières où s'accrochaient les Francs, alors que le règne des Ayyoubides, après Saladin, fut plus détendu envers les dissidents musulmans, les chrétiens et les juifs (hormis El-Sâleh justement, mais qui eut à affronter la dernière Croisade). Par contre ce qui est vrai c'est que les Ismaéliens s'allièrent avant cela aux sunnites pour arrêter les Mongols.

A la fin du récit, les agissements des Ismaéliens se font encore plus séditieux, puisque le capitaine Maarouf, le vainqueur de l'arbitrage, réussit à se faire introduire dans la Citadelle d'Alep, où il essaie, par diverses manoeuvres, d'obliger Baïbars (qui y est résolument opposé) à détrôner le roi ayyoubide. Tout le monde, Kurdes et Turcs claquent de peur devant la terrible chakriyya dont a hérité Maarouf. Bien sûr il suffit qu'El-Sâleh, très occupé au Caire "en compagnie de quelques pieux cheikhs" leur propose soudain un voyage éclair à Damas (suffit de fermer les yeux, de faire sept pas en avant, et hop) pour que tout soit rétabli. Non que le roi s'oppose à la future ascension de Baïbars, bien au contraire, mais cela doit se faire à un moment précis et pas avant, et certainement pas par des moyens illicites :

"Vengeons l'honneur de Dieu ! s'écria-t-il d'une voix forte. Vous incitez mon fils à se soulever contre moi ; mais mon fils est sage et courtois et vous n'arriverez pas à vos fins ! Sus, pour l'honneur de Dieu !" Il poussa alors un cri perçant et fut saisi de la transe des mystiques. "Hors de ma vue ! Dispersez-vous !" cria-t-il. Il n'avait pas fini ces mots que les chevaux des Ismaéliens se cabrèrent, prirent le mors aux dents et s'enfuirent dans toutes les directions, emportant leurs cavaliers. Ils galopaient, entourés d'une nuée épaisse et ténébreuse, sans savoir où ils allaient. Lorsque la panique cessa, chaque capitaine se retrouva dans un endroit différent : Maarouf près de Sahyoun, Sulaymân le Buffle à Maarra, Hasan El-Horanî et Dibl El-Baysanî dans leurs territoires respectifs."

La trahison des émirs

La Trahison des émirs est consacré dans le premier tiers aux aventures de l'épique Maarouf chez les Francs. Mais viennent ensuite en scène pour la première fois dans le roman les Mongols, qui furent le grand succès du règne de Baïbars, puisque c'est lui qui stoppa l'avancée mongole en Palestine, alors que les Chrétiens espéraient naïvement conclure une alliance avec le Khan. Dans la foulée, Baïbars "nettoya" aussi les forteresses ismaéliennes de Syrie et les dernières places côtières tenues par les Francs. C'est d'ailleurs à ce moment que le règne ayyoubide prit vraiment fin, avec un durcissement contre les chrétiens, même autochtones. En Egypte et en Syrie, les chrétiens furent soupçonnés de complicité ou de sympathie pour les Mongols ou les Francs. Et la relative détente du règne ayyoubide fut oubliée. L'Islam en passe d'être submergé dans la totalité de son territoire par des non-musulmans, réagit par la défiance et la persécution envers ses propres minorités, un point commun qui relit l'époque mamelouke à la fin des Ottomans... Par ailleurs, il est indéniable que des princes francs s'allièrent aux Mongols en Syrie, ainsi Bohémond VI d'Antioche, en 1260, combattit aux côtés de Kit Bugha, le gouverneur de Syrie pour les Mongols, contre Baybars; et donc la "trahison des émirs" dans le roman, inspiré par le méchant cadi chrétien, montrant une collusion manichéo-chrétienne contre les Kurdes et les mamelouks restés fidèles est le reflet d'une réalité historique.

Les Mongols adoptèrent de fait, au tout début, une attitude plus souple envers les chrétiens nestoriens de Haute Mésopotamie, qu'envers les musulmans dont ils se méfiaient. Par ailleurs ce "favoritisme" n'était pas non plus une nouveauté dans le gouvernement de l'islam. Ainsi les Artoukides du 12° siècle, à Harput, Amid (auj. Diyarbakr) et Hisn Kayfâ (auj. Hasankeyf), ayant à se garder des turbulentes tribus kurdes et arabes qui voyaient d'un mauvais oeil leurs pouvoirs et leurs pâtures investies par les Turkmènes, préférèrent s'appuyer sur les Chrétiens de Djezireh et du Diyar Bakr, un temps malmenés par le pieux Nûr al-Dîn..

Les Mongols étaient diversement de culte chamanique, boudhique, nestorien, cela n'avait guère d'importance, car si au Moyen-Orient (comme en Europe du reste) l'identité religieuse primait sur l'ethnie, il n'en allait pas de même pour les fils de la steppe. Ainsi Guillaume de Rubrouck, ce moine franciscain partit évangéliser les Mongols en 1253-1254, apprend-il avant de rencontrer leurs dignitaires, qu'il faut se garder d'appeler "chrétien" un Mongol, que celui-ci le prendra comme offense en étant assimilé à une autre nation que la sienne, celle du yasak. On le voit, le mic mac religion-peuple vient de loin..

Mais bon, la bienveillante neutralité ou indifférence envers les Chrétiens, dont témoignèrent les Ilkhanides permirent pour la première fois depuis Abgar le roi d'Edesse, à un roi chrétien de régner sur la haute Mésopotamie. En 1276, Il-Khan de Perse 'Abaqa ( 1265-1282), l'arrière petit-fils de Gengis Khan, donc, nomma gouverneur de Mossoul et d'Erbil un Syriaque, Mass'ud de Bar Qawta. Il finit même par être nommer "roi de Mossoul et d'Erbil", mais eut un règne mouvementé et dût se battre fréquemment contre les Kurdes hostiles aux Mongols et les Mamelouks. (v. Les Syriaques et leur roi, Ephrem Isa Youssif). Finalement, les Ilkhnanides se convertirent à l'islam (balançant longtemps entre chiisme et sunnisme) et cela se termina donc mal pour les Chrétiens de Mossoul et surtout d'Erbil, qui s'exilèrent de la région. Beaucoup vinrent se réfugier dans les montagnes du Hakkarî, où ils restèrent jusqu'au génocide de 1915..

Maintenant le point curieux est que ces Mongols sont présentés dans le roman comme des "Persans, adorateurs du feu". Jean-Patrick Guillaume y voit là une convention littéraire, issu du Roman d'Antar. Peut-être aussi le boudhisme et autres cultes chamaniques d'Asie centrale n'étaient pas très distingués, de la part des musulmans, de la zandaqa manichéenne ou zoroastrienne, d'autant plus que le manichéisme fut aussi en contact avec le monde bouddhique d'Asie centrale, autant que les Nestoriens, et si le manichéisme déclina vite dans le monde musulman, il se maintint en Asie centrale, même si dans les esprits, il demeurait lié au monde iranien pré-islamique, et si de nombreux soufis furent accusés de "zandaqa", tel al-Hallâdj, ce qui pour ses adeptes du tawhid (Unicité) est un comble ! ou Ibn al-Mukkaffa, le célèbre auteur-traducteur de Kalila wa Dimna, supplicié à 36 ans. bref culture iranienne et zandaqa allait souvent de pair dans l'esprit de dévôts sourcilleux. Mais les Mongols ? ¨Peut-être est-ce effectivement une convention littéraire, tout comme dans le Shahnameh, le Touran est indéfectiblement le Mal qui menace l'Iran depuis l'assassinat d'Iredj, alors qu'il faut bien admettre que c'est de l'ouest qu'est venu la première destruction de l'Iran..

Mais un autre peuple apparaît pour représenter les adorateurs du feu, et cette fois-ci avec unpeu plus de pertinence, il s'agit des Daylamî, dont le chah Qafdaq, qui surgit soudain dans cette histoire, ainsi que l'annonce El-Sâleh au vizir Châhîn : "Il est arrivé du pays des Persans un certain chah Qafdjak le Daïlamite, à la tête de douze mille soldats de son pays. Pour l'instant c'est un adorateur du feu, un petit misérable ! Mais il finira bien par se convertir ) l'Islam avec tous ses hommes." De fait, Baïbars est envoyé par le sultan combattre Qafdjaq, le trouve sympathique, et en un tour de main le convertit, normal le Grand Matou avait tout prévu.

Mais qui sont ces Daylamî, aujourd'hui disparus ? Le Daylâm, cette terre montagneuse au sud du Gilan, qui comprend la haute chaîne de l'Alburz, fut effectivement un foyer religieux à part, comme souvent les régions isolées et difficiles à conquérir, et il semble que les Daylamî sont voués à l'hérésie ou à l'indépendance religieuse, quelle qu'elle soit, au cours de siècles. Population autochtone très ancienne, sans doute pré-iranienne au début, ils suivent le destin de ces peuples montagnards que la rudesse de leur habitat façonne en guerriers assez endurants trouvant finalement à s'employer comme mercenaires. Les Dolomites décrits par Procope sont assez proches des Daylamî de l'époque musulmane, combattant à pied et à la lance, au rebours des battalûn kurdes et turcs, préférant l'arc et la cavalerie.

Avant l'islam leur culte était bien sûr païen, et ils semblent avoir longtemps conservés leur ancien culte, au moins jusqu'au IX-X° siècle, s'islamisant donc moins rapidement que les Persans, et devenant très vite une terre de refuge pour les outlawed, par exemple les Shiites fuyant la persécution des Abbassides. Peu à peu les Daylamî furent gagné par le chiisme, et avec les fameux vizirs bouyides, commencèrent à sortir de leurs montagnes pour fonder des dynasties en Azerbaïdjan, dans le caucase et bien sûr à Bagdad, d'où ils dirigèrent l'empire durant 109 ans, jusqu'à l'arrivée des Turcs seldjoukides. Ce fut d'ailleurs une période de cohabitation originale, puisque les vizirs bouyides chiites, gouvernaient pour le compte du calife sunnite, sans chercher, par sagesse politique, à imposer leur confession au califat..

Meurtre au hammam

Avec Meurtre au hammam, nous voyons disparaître un de mes perso préférés, enfin mon perso préféré avec Fleur des Truands, qui est le roi El-Sâleh. Mais bon, il faut bien qu'il fasse de la place puisque le sujet principal du roman, c'est tout de même Baïbars sultan. Alors voilà il meurt et tout le roman peint en raccourci ou en version vaudeville (mais à peine exagéré) les troubles de succession qui ont précipité la chûte des Ayyoubides, et surtout mettent en premier plan l'étonnante histoire de la Sultane d'Egypte, la veuve du roi El-Sâleh, Shadjarat Durr ou Arbre de perles.

Dans le roman, qui est assez moralisateur, la dame n'accède pas au titre suprême ni ne le réclame, alors que c'est bien ce qui se passa en 1250. Jean-Patrick Guillaume la présente comme un cas unique dans l'histoire de l'islam médiéval, celui d'une femme accédant au pouvoir, porté par une coalition d'émirs. Nous allons voir que si Shadjarat Durr en fut l'exemple le plus éclatant, ce ne fut pas la seule dans le monde des Kurdes ayyoubides.

Qui était Shadjarrat Durr Wâlidat Khalîl al-Sâhiliyya ? Une esclave d'origine turque appartenant au roi El-Sâleh (d'où sa nisbah al-Sâhiliyya qui indique son état premier), et qui prit ainsi le chemin le plus court pour une esclave au physique avantageux et au tempérament politique : de concubine, elle devint favorite, puis mère d'un fils, Khalîl, et donc de par la sharia, affranchie et épousée.

Jusque là, sa carrière ne sort pas de l'ordinaire. Mais, à l'égal d'une Roxelane auprès de Soliman, ou de Mumtaz Mahal auprès de Shah Djahan, Shadjarrat Durr sut non seulement se faire aimer du sultan, mais appréciée et respectée pour son sens politique et son intelligence. Elle devint un des dignitaires de l'Etat, "immédiatement après le chef militaire Fakhr al Dîn" nous dit l'encyclopédie de l'islam qui lui consacre une entrée.

Bref quand El-Sâleh meurt à Mansourah, après avoir foutu la pilée à Saint Louis, elle se retrouve faire partie d'un conseil de crise avec deux autres ministres, qui assurent l'inter-règne, le temps que le prince héritier Turan Shâh arrive de Hisn Kayfâ pour monter sur le trône de son père. Se méfiant des émirs et des mameluks, les trois régents se mettent d'accord pour tenir secrète la mort d'El Sâleh pendant trois mois (le temps que le beau-fils arrive au Caire).

Cela dit, Turan Shâh ne fit pas long feu, les émirs kurdes l'ayant assassiné très vite. Dans le roman ce pitoyable héritier devient Issa Ghazî, "le fils d'un premier mariage que le roi El-Sâleh avait contracté avec une princesse kurde de Haute-Mésopotamie, avant d'épouser la reine Chajarat El-Durr. Il passait toute l'année dans les monts Ikaz, où il s'était fait construire un château et où il vivait entouré d'une centaine de jeunes esclaves, de délicats éphèbes plus charmants que les échansons du paradis. Chaque année, il s'appropriait la récolte des vignes qui couvraient les basses pentes de la montagne et en faisait du vin, qu'il entreposait dans de grandes jarres. Il avait un esclave favori, nommé Janantum, délicieux adolescent aux yeux de biche et aux joues roses, dont la beauté éclipsait le soleil et la lune réunis. Il l'aimait plus que tout au monde et ne pouvait supporter d'en être séparé fût-ce un instant ; c'est pourquoi il s'était retiré avec lui dans ces lieux solitaires."

On le voit, Issa Ghazî est le type même du prince "fin de race", à laquelle on associe généralement l'indolence, la dépravation, et la pusillanimité ; la touche comique est assurée quand à chaque fois que les Francs menacent Le Caire, Issa Ghazî ne sait que pleurnicher : "Mon Dieu mon Dieu ! ils vont me tuer mon pauvre petit Janatum !"A sa décharge, il n'était pas du tout demandeur quand on le porta au pouvoir....

Après Issa Ghazî, Baïbars, que le roi a pourtant désigné comme son héritier mais qui se défile à chaque fois vertueusement, soutient la succession du fils d'El-Sâleh et de Shadjarat Durr, Khalîl el-Achraf. Celui-ci est un jeune prince beaucoup plus sympathique, vif, espiègle, très copain avec Baïbars avec qui il remporte une grande victoire sur le mauvais roi franc Marin, et très moqueur, prenant pour cible et tête de Turc (ça tombe bien) le stupide Aïbak, l'ennemi juré de Baïbars. Ce qui fait qu'un soir Aïbak étouffe le jeune sultan. Tout le monde pleure, et s'ensuit un épisode mi eau de rose mi burlesque, où Aïbak demande Shadjarat Durr en mariage, via l'intermédiaire de Baïbars, se fait rembarrer et puis accepter parce que l'esprit du roi El-Sâleh vient semoncer sa veuve en rêve, lui ordonnant de dire oui, et bon le lourdaud Turc devient l'époux de l'hautaine sultane qui tord le nez devant ses manières de Mamelouk et son franc parler : "Eh bien, qu'est-ce que tu as ma petite dame ? Pourquoi fais-tu ta mijaurée ? Après tout c'est ton second mariage, ce n'est plus le moment de jouer les pucelles effarouchées !" Du coup, de plus en plus rebecquée, la sultane lui fait comprendre qu'il peut se la mettre sur l'oreille et la fumer tout seul : "Furieux et humilié, Aïbak se leva, enfila ses babouches, et quitta la pièce en pestant tout bas : "Allah bala versen ! Putain de nuit de noces !".

La réalité est cependant plus invraisemblable, comme souvent dans l'Histoire vs histoires. Shadjarat Durr fut portée au pouvoir, avec le titre de Sultan par les émirs kurdes et les mamelouks turcs, le 4 mai 1250. L'émir Aïbak était, lui, commandant militaire. Si des princesses kurdes avaient déjà exercé le pouvoir, après leur veuvage, c'était au nom de leur fils mineur, en temps que régente donc, en partenariat avec un atabeg. Ce fut ainsi le cas pour l'épouse du talentueux sultan d'Alep al-Malik al-Zahir Ghazî Ghiyat al-Dîn, le fils de Salâh al-Dîn, qui mourut vers 1214, en laissant comme unique héritier un enfant en bas âge, al-'Aziz. Son épouse, Dayfa Khatun,qui était aussi sa cousine puisque fille de Malik al-'Adîl, le frère de Saladin qui lui succéda au caire, exerça donc la régence. Il est vrai que son ascendance prestigieuse, fille, nièce, épouse et mère de sultan lui donnait une position non négligeable aux yeux des émirs. De plus, les émirs n'avaient peut-être pas envie de voir débarquer un autre ayyoubide, non alépin et qui en plus remplaceraient les dignitaires du défunt al-Zahîr par des dignitaires à lui. De même à Hama, Ghaziyé, la veuvedu prince fut régente pendant la minorité de ses fils. Il est vrai que les jeunes princes n'étaient que des pantins dans la main de leurs puissants oncles, qui régnaient au Caire et en Syrie.

Mais Shadjarat Durr n'exerça pas que la régence, puisque son fils Khalîl mort, elle fut nommément reconnue Sultan, en tant que veuve et mère de deux Ayyoubides morts. Et l'on fit battre monnaie à son nom, une des deux prérogatives du prince souverain, avec le prêche de la Khutba (qui fut probablement fait en son nom).

Naturellement on peut voir plusieurs motifs à cela : les mamelouks avaient avantage à mettre au pouvoir une femme, turque de surcroît, qui aurait besoin de s'appuyer sur eux plus que sur les émirs kurdes (on a vu l'inimitié qui existait entre les deux clans). Et de fait les princes ayyoubides n'avalèrent pas le morceau, étant eux-mêmes prétendant au trône. Ainsi le sultan de Syrie Al-Nasir Yussuf menaça de faire sécession, pas très content de se faire évincer par une femme. En pouvoir mâle "cosmétique", Shadjarat Durr épousa donc Aïbak, le chef de ses armées et lui donna son titre. Par ailleurs elle n'avait pas reçu non plus l'investiture du calife al-Mu'tasim (en principe le calife est seul habilité à nommer un sultan). C'était moins grave, les califes abbassides n'avaient guère le pouvoir de lever une armée contre l'Egypte, et de son vivant, jamais Salâh al-Dïn n'avait porté le titre de sultan, ce qui ne l'avait pas empêché de diriger le Proche-Orient..

Mais voilà, comme dans le roman, Aïbak, pas très fin, se met en tête de contracter un autre mariage. Il est à noter que la polygamie n'est pas très bien vue chez les princesses du roman. La femme de Baïbars, avant de l'épouser, lui fait jurer qu'il restera monogamme (cette forme de serment est effectivement une clause valable dans un contrat de mariage musulman), et Shadjarat Durr, qui dédaigne pourtant le gros Aïbak, se vexe à mort quand il s'amourache d'une jeunette (une Bédouine, en plus !). Sa diplomatie proverbiale s'y mettant, les choses ne s'arrangent pas dans le couple :.

"- Par Dieu, si tu la voyais, tu en tomberais toi-même amoureuse ! s'exclama Aïbak avec le tact qui le caractérisait. Je suis sûr qu'il n'y a pas au monde de femme plus belle et plus séduisante.

- Oh, pour ça, je suis bien sûre que je suis vingt fois mieux qu'elle, rétorqua la reine piquée au vif. Ne suis-je pas reine, fille et petite-fille de roi ?

- Je ne dis pas le contraire, mais je vais te donner un exemple : les restes de la veille, est-ce que ça vaut un plat préparé le jour-même ? Elle, au moins, je l'ai eu vierge..."

Bref, rien ne va plus et furax, la reine sous prétexte de bichonner son époux au hammam l'assassine en l'assommant à coups de soques de bois. Et elle est immédiatement poursuivi par le fils d'Aïbak, qui la traque à demi-nue dans la Citadelle, d'où elle finit par tomber du haut des remparts.

Ce qui fut vrai, c'est qu'Aïbak fut exécuté en 1257 sur ordre de son épouse, après qu'il eut contracté mariage avec une princesse zengide de Mossoul, (ce qui était bien plus dangereux pour la reine qu'une bédouine égyptienne). Et c'est vrai aussi qu'elle fut assassinée de façon mystérieuse, puisque son corps nu fut découvert au pied de la Citadelle. On raconte que ce furent les femmes d'Aïbak, furieuses de se retrouver veuves, qui l'assassinèrent au hammam, à coups de socques. Une biographie lui a été consacrée : Il était une fois une sultane : Chagarat Dur, d'A. Heikal..

Rempart des pucelles

Avec Rempart des pucelles, Baïbars est fort occupé avec le méchant Jaouane et les chrétiens (bon comme d'habitude, d'accord, mais cette fois-ci les Francs se diversifient un peu puisqu'on voit apparaître des champions arméniens).

L'exploit de Baïbars, au début de son règne, était, nous l'avons vu, d'avoir arrêté l'avancée mongole à 'Ayn Djalout. Mais une fois les Ilkhanides stoppés et stabilisée en Irak-Iran, c''est surtout dans la zone Syrie-Djezireh que va s'exercer le programme de reconquête de Baïbars, en abaissant les féodaux kurdes ayyoubides, déjà bien coincés entre les Mongols et le pouvoir du Caire. Ainsi le sultan kurde d'Alep al-Nasîr, celui qui s'était déjà opposé au sultanat de Shadarat-Durr, continuait de rallier autour de lui les émirs kurdes du Nord, peu enclins à lasser le pouvoir aux Turcs mamelouks. Il fallut toute la pression du calife abbasside pour qu'al-Nasir accepte de traiter avec le sultan du Caire, lequel dut se contenter de la Syrie. Mais en 1258, Bagdad tombe, le calife et les membres de sa famille sont massacrés par les Mongols qui foncent sur la Syrie : en 1260, Alep, Damas et les villes de Djezireh sont prises, et voilà al-Nasîr bien embarrassé pour fuir : les rapports entre les Ayyoubides et les Seldjoukides de Roum n'avaient jamais été excellents, les Ayyoubides ayant surtout cherché à les évincer de haute Mésopotamie et du Kurdistan ; difficile de se réfugier au Caire chez son rival al-Zahîr Baybars. Encore plus délicat de courir s'abriter chez les Francs d'Antioche ou chez les Arméniens de Cilicie. Al-Nasîr finit par se laisser capturer par les Mongols, s'en tirant assez bien tout d'abord, jusqu'à ce qu'après la défaite d'Ayn Djalout, en 1260, Hulagu, vexé, décide de mettre à mort l'Ayyoubide, qui n'y était pour rien. Mais Baybars progresse en Syrie et récupère les derniers émirats kurdes déjà bien ravagés par les Mongols. Le prince de Hamah, le fameux historien Abu-l-Fida, put conserver une certaine position à la cour mamelouke et même parfois reprendre le gouvernement de Hamah, mais sa situation ne se distinguait pas d'un officier subalterne et tout dévoué au sultan. Seuls les Ayyoubides de Hisn Kayfâ durèrent deux siècles encore, avec l'appui des tribus kurdes de la région. Ils finirent par succomber aux Turkmènes Ak-Koyounlu, ce qui explique peut-être une certaine animosité à leur égard de la part de Sheref Khan de Bitlis, dans son Sherefname, qui exprimer plusieurs fois un jugement défavorable sur leur "tyrannie", "mauvais gouvernement", alors qu'il n'émet rien de semblable envers les Mongols ou Tamerlan. Les Ayyoubides de Hisn Kayfâ finirent beys sous l'administration ottomane, et puis, selon Seref Khan, finirent par se diluer dans l'obscurité des tribus locales

Autre grand groupe qui va pâtir de la Reconquête mamelouke, les Francs. La reprise de Jérusalem par Saladin avait permis à l'Islam de récupérer la Palestine et la Syrie non côtière. Les territoires des Latins étaient des places-fortes côtières, comme Saint-Jean d'Acre, mais aussi Antioche qui n'avait jamais été reprise par les Musulmans depuis la Première Croisade. Il est vrai qu'au moment de l'avancée de Saladin, les tractations entre Bohémond III le Bègue, alors prince d'Antioche et Saladin avaient permis à la ville d'être épargnée. Les troupes ayyoubides n'étaient plus si fringantes, le siège de Jérusalem avait duré plus longtemps que prévu, les émirs kurdes pressés de rentrer chez eux une fois le butin touché (tout comme dans l'ost chrétien le service des vassaux n'était pas gratuit ni illimité), bref Bohémond, dont on dit que l'épouse, Sibylle, était en correspondance secrète avec Saladin, convint avec le sultan que si d'ici deux ans aucun secours n'arrivait, il livrerait la ville aux Kurdes. Ce que ni l'un ni l"autre n'avaient prévu, c'était l'arrivée du marquis Conrad de Montferrat, qui fortifiant Tyr, organisa de là la résistance, en attendant la Croisade de Richard et de Philippe. Bref, Antioche en réchappa et en vertu de la trêve entre le Bègue et Saladin et la Principauté ne participa même pas à la Croisade.

De même, ce qui n'apparaît pas dans le roman, où les camps sont très marqués, c'est que les Francs étaient très divisés au temps de Baïbars, et parfois pour des raisons très "exotiques". Ainsi la rivalité et même la guerre entre Génois et Vénitiens s'exporta en Syrie, et les Poulains adoptèrent l'un ou l'autre parti, en s'entretuant dans des querelles de rues qui dévastèrent Saint-Jean d'Âcre. Les sires d'Ibelin (Beyrouth et Jaffa) était pour les Vénitiens, avec les Templiers, les Teutoniques, les colonies pisanes et provençales. Pour les Génois, Tyr et son seigneur Philippe de Montfort, les Hospitaliers (René Grousset explique cela par le fait que naturellement ces deux grands ordres ne pouvaient se blairer) et les colonies catalanes. Bohémond VI d'Antioche soutint lui aussi les Vénitiens, la querelle gagna Tripoli, bref au moment où les Mongols et les Mamelouks avançaient, ce n'était certes très judicieux, mais cette désunion perdura justement quand il s'agit de choisir entre les Mongols et les Mameluks. Si l'ensemble de la Chrétienté espérait en une alliance (assez improbable) entre le Khan mongol et les Francs, tous les Poulains n'étaient pas de cet avis. Déjà les horreurs de la conquête mongole n'étaient pas du goût de tout le monde, même des chrétiens. Aussi Acre soutint les Mamelouks contre Hulagu et permirent aux armées de Baïbars de traverser leurs terres pour aller écraser l'armée du Khan. Evidemment une fois un pouvoir musulman raffermi et unifié entre Alep, Damas, et Le Caire, les dernières principautés franques n'avaient plus beaucoup de temps à vivre. Entre 1265 et 1268 Baïbars reconquit les places-fortes de la Syrie chrétienne et Antioche tomba en mai 1268. Ne restèrent plus que le Comté de Tripoli qui tomba en 1275 et Saint-Jean d'Acre, en 1291. C'était la fin des royaumes latins de Syrie.

Mais un autre royaume chrétien était allié aux Francs, et ce depuis la Première Croisade. Le conteur de Baïbars y fait allusion avec le champion Mu'ayyaq fils de Yahrub l'Arménien : il s'agit des Arméniens de Cilicie, venu s'installer autour d'Edesse (Urfa) après la conquête seldjoukide au XI° siècle. Soutenu par les Byzantins et puis les Francs, ou bien rivaux des Byzantins ou des Francs, la Cilicie arménienne essaya de maintenir une souverainteté indépendante entre Edesse, Malatya (Mélitène) et Tarse. Les rois arméniens s'allièrent aussi par mariage avec les rois de Jérusalem. Bref, entre Byzantins, Turco-Kurdes et Normands d'Antioche, les Arméniens suivirent les aléas de la politique locale, et le roi Héthoum participa avec Bohémond VI d'Antioche, son gendre, à l'expédition mongole de Kitbugha, contre les Ayyoubides et Mamelouks en 1258-1260. Ce fut la première et unique fois où des armées chrétiennes investirent Alep et Damas.

Devant la puissance mamelouke, les Arméniens continuèrent de jouer la carte mongole, durant tout le XIV° siècle, espérant en chaque tentative ilkhanide de reprendre la Syrie aux Mamelouks,mais les Mongols ne purent jamais reprendre le Proche-Orient aux Turcs. Para illeurs les rapports entre les Arméniens et les Latins de Chypres n'étaient pas fameux, venaient s'y ajouter une inimitié religieuse, comme entre Byzantins orthodoxes et catholiques. En 1375, le dernier roi d'Arménie de Cilicie fut capturé par les Mamelouks, gardés 7 ans au Caire, put finalement se racheter et s'en alla à Paris où il mourut le 29 novembre 1382. Il est évident qu'à cette époque, alors que l'Europe, comme le Moyen-Orient, se relevait à peine de la Peste noire qui tua 1/3 de la population, et qu'en plus la Guerre de Cent ans ne faisait presque que commencer. 1382, c'est la minorité de Charles VI, le début des guerres de Naples avec l'expédition de Louis d'Anjou, et du côté anglais, la minorité de Richard II. Bref, l'Europe n'avait plus rien à faire en Syrie ni en Anatolie.

La Revanche du Maître des ruses

Avec La Revanche du Maître des ruses, l'étrange Jamâl al-Dîn Chiha est en vedette, et finit par atteindre son but : se faire reconnaître sultan des Ismaéliens, lesquels, il faut bien le dire, depuis plusieurs volumes, refusent absolument de prendre au sérieux les prétentions de ce petit trou du cul de noiraud, bas sur pattes, qui ne paie pas de mine. Ses armes ? La ruse, le déguisements, l'ingéniosité, le benj (narcotique), l'échelle de corde et tout l'attirail du truand, de l'ayyâr, comme le fait remarquer Jean-Patrick Guillaume, ce qui l'oppose totalement au pittoresque et brave Chevalier sans nom, qui lui, use de la force et de la javanmardî (chevalerie de l'âme), en vrai fidawi. Ce qui n'empêche pas les ayyârs d'être liés historiquement à la futuwwa et d'avoir, dans leurs cérémonies, leurs codes d'honneur, leur attrait pour le beau langage, été influencés tant par l'adab (la culture de l'Honnête Homme) que par les confréries soufies, surtout les fuqara (sing. faqir) errants, qui il faut bien y songer, de par leurs pérégrinations dans tout le Moyen-Orient, étaient forcément en contact avec les ayyâran de grand chemin, Kurdes, Bédouins, "âdjam" divers, qui relayaient eux-mêmes la Truanderie des villes. Nous avons déjà vu dans Fleur des Truands la collusion étroite des héros truands et le monde mystique des sheikhs cachés et des Quarante. Le roi El-Sâleh était assez complet, enfermant en lui la sainteté, la ruse et la force, puisque initié du Secret, il jouait de ses airs égarés pour éloigner les profanes des choses à taire et par ailleurs n'hésitait pas à intervenir énergiquement par les armes pour envoyer bouler cul par dessus tête un Bédouin, un méchant, un Ismaélien, etc. Avec la succession de Baïbars, les qualités requises pour la bonne marche du monde sont réparties en plusieurs héros : le Saint, c'est Otmân, que l'on voit beaucoup moins hélas ! mais qui va être remplacé par un autre "béni" dans le volume suivant ; la Force, c'est Ibrahim, l'ex-Chevalier sans nom, infatigable, monumental et droit, un vrai redresseur de torts ; la ruse, c'est donc Chiha, et au-dessus de tous se tient Baïbars, le souverain, qui est en fait la synthèse de tout ce beau monde, mais en deçà des qualités que chaque personnage exprime : pieux mais non initié, puissant guerrier mais moins infatiguable qu'Ibrahim, habile et initié aux "outils" des truands mais sans doute pas aussi rusé que le Maître des ruses, ce qui distingue le souverain c'est qu'il rassemble justement un peu tous ces aspects afin d'exercer son rôle politique, qui est fait d'équilibre.

Dans ce volume, c'est doncChîha le héros, qui va enfin accomplir son grand dessein, devenir sultan des Ismaéliens, ce qui arrange Baïbars, qui espère ainsi mater un peu les indisciplinés montagnards. Le destin de Jamâl al-Dîn Chiha est singulier et dès l'enfance marqué par le sceau du déguisement, de la dissimulation, de la tromperie des apparences. Jeune bédouin enlevé encore enfant par Jaouane, qui lui fait prendre la place de Joannet, le fils du roi Franc qui vient de mourir, Chiha grandit des années parmi les chrétiens, cachant aux Francs la supercherie de Jaouane, et cachant à celui-ci qu'il est resté bon musulman et ne cherche qu'à être instruit dans les plus grands secrets de son maître avant de s'enfuir. Par la suite, compensant sa taille médiocre - les Ismaéliens l'appellent le "Baduc'" - son peu d'habileté aux armes par une ingéniosité époustouflante, beaucoup d'imagination, un grand talent pour le déguisement (il a été très tôt entraîné), son arme favorite est le "benj", ou narcotique de choc, avec lequel il endort ses ennemis ou ses rivaux, ou bien une gamme intéressante de poisons divers et contre-poisons. Il entre partout, se faufile partout, est aussi à l'aise dans le monde chrétien que chez les musulmans, imite toutes les langues et les accents, bref c'est le type du héros-goupil, le rusé de la Mètis grec, un Ulysse arabe.

Qu'est-ce qui le différencie alors du méchant Jaouane (mis à part le fait que celui-là est chrétien et donc dans le camp du méchant évidemment) ? C'est que Jaouane, aussi rusé, habile au déguisement (il a fait longtemps carrière en tant que cadi à la cour du roi ayyoubide) n'use pas exactement des mêmes armes que Chiha. Ou plutôt il use des mêmes sauf une : la ruse chez Chiha est mensonge chez Jaouane, et c'est là toute la différence. Là où Jaouane use volontiers de fausses accusations, fausses preuves, faux en écriture, faux serments, Chiha joue plutôt de l'écart entre l'Apparent et le Noyau, l'illusion du réel et la vérité cachée, bref, du zahîr et du batîn, qui est aussi la grande affaire des Quarante et des initiés : jouer du Secret aux yeux de tous sans le dévoiler, l'exprimer sans le dire, le dire d'une façon que les initiés l'entendent différemment que les oreilles profanes. Chihâ avance ainsi déguisé, annône du pseudo-syriaque en moine, du pseudo-kurde déguisé en berger, mais une fois dévoilé, quand Ibrahim al-Horanî ou le bêta Nisr finissent par avoir des soupçons et lui demandent s'il ne serait pas, par hasard, la Chouille, le Fléau des Fidaouis, dans un éclat de rire satisfait, le Maître Jamâl al-Dîn ôte son masque : al-Haqq ! De même, quand l'envoyé du roi mongol repart secrètement en Perse, mandaté par Baïbars pour égorger le Khan, et qu'il se joint à une caravane sous l'apparence d'un chamelier, on lui demande son nom, et il répond : "Je suis l'Egorgeur". Naturellement les autres pensent à un égorgeur rituel d'animaux... Si les profanes entendent la Vérité et en concluent de travers, qu'y faire ? Entre la ruse, la truanderie et le monde mystique, mêmes armes, même façon d'avancer masqués. C'est qu'en toute logique, pour qu'il y ait "dévoilement" (kashf), il faut bien que le voile soit initialement posé. Ainsi, quand Mem et Tadjdîn, Zîn et Setî se rencontrent, leurs quatre âmes vouées à se reconnaître, avancent déguisées, chacun et chacune ayant pris les vêtements et l'apparence de l'autre sexe

Et quand les pages avaient permission
Ils partaient tous comme les amoureux
Tous couraient aux enchères
où les amoureux trouvaient leurs buts et leurs désirs
Seuls Mem et Tajdîn
Se déguisaient en femmes.
En effet, quand ce jour venait,
Les deux frères s'habillaient
De soie brodée d'or et d'argent,
Avec des coiffes et des foulards sur la tête.
Il laissaient descendre leurs cheveux
En boucles et en tresses.
Ils changeaient ainsi leurs vêtements
Pour ne pas être importunés,
Se déguisaient en bien-aimées,
et tout doucement se promenaient."

De cette façon, s'ils tombent foudroyés d'amour en se voyant pour la première fois, on peut être sûr qu'il s'agit là d'une reconnaissance de leurs âmes, et non le coup de foudre né de la Beauté, comme les autres habitants du Botan tombent amoureux des deux princesses, dès qu'ils les voient. De retour, ces dernières en se confiant à la nourrice, résistent aux remontrances de la vieille, qui leur fait comprendre qu'il ne sied pas que les filles s'éprennent de filles et que jamais il ne put avoir de Layla sans Madjnûn, de Khosrow sans Shîrîne... :

"L'amour sans masculin et féminin ne peut être.
Sans l'âme il n'y a pas d'amour,
L'amour ne peut exister qu'avec l'âme.
La lune peut-elle être illuminée sans le soleil ?
Il vous est impossible d'incliner pour ce qui n'est pas mâle."

"Tu déraisonnes !" est la seule réponse, bien laconique, de Zîn, qui refuse d'écouter autre chose que la voix secrète qui souffle le vrai :

"Ce que nous avons vu a un sens.
En vérité, ce n'est ni rêve ni imagination."

Comme le méchant Jaouane, Beko le Portier calomnie (un péché des plus grave en islam). Or en tant que Portier et qahwadjî, ses fonctions lui permettent de recevoir tous les visiteurs du palais, et d'entendre tout ce qui se dit dans la principauté. Comme Jaouane, ses méfaits consistent donc à partir de faits réels, à égarer le Prince en l'amenant à de fausses conclusions. Toutes les fois que Baïbars ou le cheikh Otmân tuent un homme envoyé par le faux cadi, celui-ci fait un scandale public à la cour et demande justice pour les meurtres commis. Convoqués, Baïbars ou Otman ne se démontent pas, ne nient rien, et arrachant le déguisement des cadavres dévoilent au bon roi Sâleh (qui n'en a pas besoin pour connaître la vérité mais il doit bien faire semblant), les "aubergines mal-décalottées" des faux musulmans et les croix tatouées sur leur poitrine. Beko part d'une vérité : l'amour de Zîn et de Mem. Il fait mentir cette vérité en laissant entendre au Prince que cet amour est consommé et adultère. La seule fois où ils peuvent avoir un peu à se reprocher (même si ce n'est pas de l'avis de Khanî) c'est quand ils se rencontrent dans le jardin, et que le Prince Zayn al-Dîn manque les surprendre. Zîn plonge sous l'aba de Mem, image là-encore du Secret sous le rideau, et interrogé par le Prince, Mem ne ment pas, en pur héros, et avoue tout, mais de telle façon que le Prince n'y comprend rien et le crois fou :

"J'ai trouvé une gazelle dans ce jardin.
Mais ce n'était pas une gazelle commune, elle était belle,
C'était une blanche gazelle aux yeux noirs,
Aux noirs accroche-oeurs, et qui sentaient si bon.
Cent poids de musc tatar
Pleuvaient sans arrêt des boucles de ses cheveux.
Si le désert de Tartarie était empli de musc,
Il ne vaudrait qu'un seul de ses accroche-coeurs.
Elle était blanche et ses yeux étaient si noirs dans le blanc de son oeil !
Selon moi, c'était un ange,
Mais parce que tu es venu, elle s'est cachée.
Avant ta venue, elle était visible."

Seul "l'initié" Tajdîn comprend qu'il y a quelque chose à comprendre : "N'écoutez pas Mem ! Il est fou, il est sans cervelle, c'est un épileptique." Ce qui n'est pas non plus mensonge, puisque le fou d 'amour est fou et a l'esprit égaré comme il se doit et que feindre la folie pouvait être un bon moyen pour le mystique accusé d'hérésie d'échapper au supplice.

Autre cas de belle ruse, la plus belle peut-être, celle de la Huppe dans le Langage des oiseaux de 'Attâr, quand elle persuade l'assemblée ailée de se mettre en route, de passer à travers mille embûches et mille périls, à travers le feu et la souffrance, pour trouver le Simorgh, l'oiseau merveilleux dont la beauté vaut toutes les peines prises pour sa quête, assure-t-elle. Après avoir enduré mille morts, l'âme et les ailes brûlées, épuisés, les trente oiseaux qui ne sont pas tombés en chemin arrivent à l'ultime station (maqam) de leur voyage, et là on les informe comme une bonne blague qu'ils sont eux-mêmes ce qu'ils cherchaient : "Vous êtes Si Morgh (trente oiseaux en persan)." Cette ruse "bénéfique" de la Huppe avait naturellement pour but de les inciter au voyage, ce qu'ils n'auraient peut-être pas fait uniquement s'il s'était agi de "se" trouver. Pirouette, jeu de mot, illusion qui est vraie, si le méchant ment, la ruse "persane" et celle des gens du Secret consiste donc, comme dirait Cocteau, à être un mensonge qui dit toujours la vérité.

Echec au roi de Rome

Avec l'avant-dernier tome paru en français du Roman de Baïbars, s'invite, dans Echec au roi de Rome, une figure historique étonnante, controversée, parfois portée aux nues (par Benoist-Méchin notamment), parfois diabolisée (les chroniqueurs contemporains n'ont pas été tendres avec lui). Il s'agit de l'empereur du Saint-Empire romain germanique, aka le roi de Sicile, aka roi de Jérusalem : Frédéric II Hohenstaufen, qui naquit en 1194 près d'Ancône et mourut en 1250 à Fiorentiono. Autant le dire, le Frédéric du roman, "roi de Rome", figure naïve et falotte devant le tout-puissant Baïbars, n'a pas grand-chose à voir avec l'empereur historique, contemporain des derniers ayyoubides et non des Mameluks. Mais le roman retient de lui certains traits d'une vérité déformée : Frédéric II était roi de Sicile ; en tant qu'empereur, il était protecteur du Saint-Siège en titre. Et son attitude conciliante et de bonne foi dans le roman reflète la période de détente entre Ayyoubides et Crosiés, en même temps que sa propre "islamophilie".

Allemand par son père Henri VI l'empereur, petit-fils de Frédéric Barberousse, il était aussi Normand de Sicile par sa mère Constance de Hauteville, et donc petit-fils du roi Rogger II de Sicile, illustre souverain dont la cour de Palerme fut un melting-pot culturel intéressant, un peu comparable à l'Andalousie, entre influences italiennes, arabes, byzantines, nordiques. Cela l'apparentait aussi à Bohémond d'Antioche et Tancrède de Hauteville, ces Normands de la Première Croisade, qui fondirent la Principauté d'Antioche, plus inféodée officiellement au Basileus qu'à Jérusalem, et qui fut le dernier état latin à succomber devant la reconquête de l'islam.

Frédéric II était dans son caractère, sa formation, son éducation, plus Normand de Sicile qu'Allemand. Déjà au moment de sa naissance c'est à deux médecins arabes qu'il dut la vie, l'accouchement s'avérant difficile (les musulmans étaient résidents permanents en Sicile et avaient leurs garanties, un peu l'équivalent de la dhimmitude). En véritable homme du Moyen-Âge, et surtout du XII° siècle, il était naturellement polyglotte, parlant en plus de l'allemand et de divers dialectes italiens (sicilien, franco-provençal) le latin, le grec, l'arabe, l'hébreux. Il était d'esprit assez frondeur, très attiré par la philosophie et les sciences exactes, et donc naturellement fasciné par la culture musulmane, qu'il percevait (à raison) comme intellectuellement supérieure à celle de l'Occident médiéval, et qu'il considérait aussi (à tort) comme plus tolérante envers les savants et les recherches philosophiques et religieuses (l'islam sunnite du XII° siècle, obsédé par le chiisme et les déviances de certains soufis, n'avait simplement pas les mêmes "adversaires" spirituels que la Chrétienté, c'est tout).

Frédéric II eut un règne assez long puisque son père mourut quand il était encore enfant, et il fut très tôt roi de Sicile sous tutelle papale. A l'adolescence, il put reprendre le titre d'empereur de Saint-Empire et c'est là que ses ennuis commencent, car toute sa vie il eut à lutter contre les ambitions papales (la vieille querelle des empereurs et des papes, Gibelins vs Guelfes, à savoir qui a la primauté politique sur qui empoisonna tout l'espace politique allémano-italien). Mais ses péripéties et querelles avec Grégoire IX le pape ne nous intéressent que dans le contexte de sa "croisade", la plus étrange qui soit, puisque la "reconquête" de Jérusalem se fit sans combat, uniquement par négociation avec l'un des neveux de Saladin, le fils aîné d'al-Malik al'Adil Sayf ald-Dîn, le grand sultan d'Egypte et de Syrie, soit al-Malik al-Kâmil Nâsir avaient été peu à peu évincés du pouvoir, en tous cas des émirats majeurs par leur oncle Al-'Adil, hormis le sympathique et talentueux al-Malik al-Zâhir sultan d'Alep, qui resta en place jusqu'à sa mort.

Mais à la mort d'Al-'Adil, le même schéma eut lieu : à grand prince, héritiers médiocres et querelleurs. Déjà associé au gouvernement d'Egypte du vivant de son père, Al-Kâmil devint sultan à part entière en 1218, alors qu'al-Adil mourait subitement à Damas, peut-être affecté par les premiers succès de la Cinquième Croisade. Succès éphémère puisqu'al-Kâmil réussit à bloquer l'avancée des Francs (qui restèrent deux ans retranchés à Dimyat qu'ils avaient prise), et finalement, ses frères al-Ashraf et al-Mu'azzam, et puis les autres princes ayyoubides, se décidèrent à bouger un peu, assiégèrent les Francs et les chassèrent d'Egypte en 1221.

Mais l'entente cordiale entre les trois frères ne survécut pas au départ de l'ennemi commun. Al-Kâmil s'allia d'abord contre al-Mu'azzam avec al-Ashraf ; al-Mu'azzam s'allia avec le roi du Khwarezm Djalal al-Dîn, on fait un trêve, on s'arrange, on envisage de fractionner en deux l'héritage de Saladin, en gros entre Syrie-Djazîrah et Egypte. Mais Al-Mu'azzam meurt, son fils Nasîr al-Dîn comprenant qu'il ne fera pas le poids court se soumettre à al-Kâmil. Le sultan d'Egypte va-t-il commencer à respirer ? Pas de bol, la rumeur d'une Sixième Croisade se précise, en 1227. Al-Kâmil ne se fait sans doute guère d'illusion sur la capacité des princes ayyoubides à faire face rapidement et de façon unie. Il préfère négocier directement avec Frédéric II, qui vient d'épouser la fille de Jean de Brienne, Yolande (ou Isabelle) reine de Jérusalem par Marie de Montferrat, elle-même fille de Conrad de Montferrat, le fameux marquis qui stoppa l'avancée de Saladin en fortifiant Tyr, et évinça le piteux roi Gui de Lusignan en épousant Isabelle, la plus jeune demi-soeur de Baudouin le Lépreux, qui le fit roi à son tour (ça c'est pour voir si vous suivez). Frédéric reçoit l'émir Fakhr al-Dîn en Sicile en 1226-1227, envoie ses propres ambassadeurs en Egypte. D'accord avec al-Kâmil, ses troupes et les Teutonique s'attaquent d'abord au petit frère de Damas, al-Mu'azzam, et prennent Césarée et Sidon, ce qui arrangent les deux souverains, al-Kâmil pas mécontent qu'un autre se charge de régler ses affaires de famille, et Frédéric espérant faire patienter le pape qui le somme de se croiser sous peine d'excommunication.

Bref Frédéric II part prendre Jérusalem, et l'originalité de la chose, c'est que ses bisbilles avec le pape se sont tellement agravées qu'il est à ce moment-là, excommunié. Son départ pour la croisade n'y changera rien, Grégoire IX exigeant le même mea culpa que le précédent de Canossa. En même temps, le comportement fantasque de Frédéric, son autocratie impériale surtout, heurta probablement les grands féodaux de Syrie-Palestine, dont les rapports avec l'autorité royale de Jérusalem étaient restés plus traditionnels (Roi-Suzerain et grands vassaux), au rebours de l'Europe ou avec Philippe-Auguste par exemple, l'Etat royal commençait de vouloir soumettre la société féodale. Ainsi, en débarquant à Chypre, dont le roi Henri de Lusignan n'avait que 11 ans, il évince de la régence Jean d'Ibelin, comme il avait bouté de la couronne de Jérusalem son beau-père Jean de Brienne. Ce n'était pas très adroit, car les Ibelins étaient une des plus vieilles familles poulaines (Balian d'Ibelin, connétable du Royaume avait défendu une dernière fois Jérusalem contre Saladin). Déjà les Francs d'Europe étaient peu aimés des Poulains, qu'exaspéraient leur méconnaissance de la diplomatie locale, des arrangements politiques, et leur fanatisme. On ne pouvait taxer Frédéric d'être anti-musulman, mais venant en prince étranger, sans grande considération pour les puissantes familles syriennes, il ne pouvait que s'attirer l'hostilité des vassaux.

De plus, fait embêtant pour lui, al-Mu'azzam étant mort, comme nous l'avons vu, et son fils Nâsir al-Dîn ayant fait soumission à son oncle al-Kâmil, le sultan d'Egypte n'avait plus intérêt à ce que les Croisés s'en prennent aux émirats syriens, et assuré de la loyauté de ses neveux et cousins, il ne redoutait plus autant la Sixième Croisade. Ce qui était bien embêtant pour Frédéric, excommunié, vilipendé par les Francs de Syrie et de Chypre, et dont la seule échappatoire était une victoire sur les musulmans, nonobstant ses négociations secrètes avec le Kurde. Mais bon les négociations aboutirent par un traité par lequel al-Kâmil rendait aux Francs Jérusalem, Bethléem, Nazareth, soit les trois grands lieux saints chrétiens, en plus de quelques terres, comme le fief du Toron en Palestine et Sidon. Les musulmans, eux, gardaient l'accès à leurs lieux saints, soit la mosquée al-Aqsa et la Coupole du Rocher (improprement appelée Mosquée d'Omar). Le 18 mars 1229, Frédéric était couronné roi à jérusalem. Mais un roi excommunié, avec pour seul vrai appui les Teutoniques allemands menés par Herman von Salza. Partout ailleurs, ça grondait ferme : le pape hurlait, sans doute parce qu'il n'avait été consulté en rien dans ces arrangements, et qu'en plus Frédéric semblait se ficher passablement de son excommunication ; les Templiers étaient hostiles aux Teutoniques (sans doute jaloux de leur rôle nouveau au Moyen-Orient) ; les barons francs de Palestine et de Syrie étaient travaillés par la propagande papale et de toute façon n'aimaient pas Frédéric et sa manière de gouverner un peu trop... personnelle. Bref, le nouveau roi de Jérusalem remarque à Acre le 1er mai, sous les huées des habitants. Il semble qu'il se prit des choux et du crotin sur la tête. A la fois éclatante réussite diplomatique et échec personnel piteux. Après son départ, les chrétiens latins furent très occupés à se battre entre eux, les Ibelins s'opposant par les armes aux agents impériaux. En 1243, Tyr, dernière ville tenu par les partisans de l'empereur, tomba aux mains de Balian II d'Ibelin.

Naturellement, une fois l'empereur chassé, les grands vassaux recommencèrent leurs querelles internes et la situation politique devint tellement embrouillée et vacillante que grégoire IX relança en 1239 la VII° Croisade : cette fois-ci Thibaut IV comte de Champagne et roi de Navarre, le duc de Bourgogne, le comte de Bretagne y participèrent. Le comte de Bar aussi, qui mena ses troupes se fairent bêtement massacrer à Gaza. Mais le camp ayyoubide en face étant aussi désuni qu'auparavant, Al-Salih Ayyûb (le bon roi Sâleh du roman) s'opposant pour la succession à la lignée de Damas, c'est-à-dire contre son cousin al-Sâlih Ismâ'îl. Ce fut alors une surenchère entre rois kurdes pour s'allier avec les Croisés. Ismâ'îl leur donna Beaufort, Safed et Tibériade et Ayyûb, Ascalon. Encore une fois, le royaume de Jérusalem était récupéré par les Francs selon la voie diplomatique. Mais c'était compter sans les fameux "gars du Khwarizm", qui de plus en plus bousculés par les Mongols qui arrivaient, installaient de plus en plus à l'ouest leurs bataillons mercenaires et bons combattants. Le 23 août 1244, Jérusalem fut reprise par les musulmans et en 1247, Tibériade et Ascalon de même.

La personnalité et l'action politique de Frédéric II fut jugée diversement par ses contemporains, selon que l'on penchât plus du côté gibelin ou guelfes. Voici un aperçu de quelques mentions faites par des historiens musulmans, dont celle d'Abû-l-Fida, l'historien ayyoubide, qui mentionne précisément l'ambassade de Baïbars auprès de Frédéric : "Al-Malik al-Kâmil, ayant obtenu la certitude que son frère al-Mua'zzam avait obtenu l'appui de Delâl al-Din (le Shah du Khwarezm), en fut tellement alarmé qu'il écrivit à l'empereur, roi des Francs, pour l'engager à se rendre à Acre, espérant ainsi détourner l'attention d'al-Mu'azzam et obliger ce prince à renoncer aux projets qu'il avait formés. L'empereur, attiré par les offres d'al-Kâmil, qui s'était engagé à lui remettre la ville de Jérusalem, partit pour Acre. "

"En cette année (625 de l'Hégire/1227-1228 du calendrier Julien), l'empereur arriva à Acre avec ses troupes. Il s'y était rendu sur invitation d'al-Malik al-Kâmil qui voulait donner de l'embarras à son frère al-Mu'azzam. Ce fut Fakhr al-Dîn ibn al-Shaykh qui porta l'invitation. Al-Mu'azzam ne vivait plus quand l'empereur arriva. Aussi la présence de celui-ci fut-elle dès lors pour al-Kâmil comme une flèche qui reste dans une blessure. L'empereur commença par s'emparer de Sidon, ville dont la moitié appartenait aux Musulmans, et l'autre moitié aux Francs. Ceux-ci en relevèrent alors les remparts qu'on avait détruit et prirent possession de la place. Le mot "ambaratûr" signifie "roi des émirs". Ce prince, dont le vrai nom était Feredric (sic), possédait l'île de Sicile et cette partie de la longue terre qui se compose des Pouilles et de la Lombardie."Suit un propos de l'historien Djamâl al-Dîn ibn Wasil, rapportant son ambassade envoyée par Baïbars, auprès de Manfred, sur lequel nous reviendrons quand nous parlerons du Procès du moine maudit. "Pendant ce temps, al-Malik al-Kâmil continuait ses négociations avec l'empereur et reconnut, après de longs pourparlers, qu'il fallait conclure une trêve ; aussi consentit-il à mettre ce prince en possession de Jérusalem, mais à condition que les murailles de la ville resteraient abattues, que les Francs ne les relèveraient pas, qu'ils ne toucherait pas au Qutb as-Sakhra, ni à la mosquée al-Aqsâ, que l'autorité dans les camapgnes appartiendrait au gouverneur (musulman) et qu'ils occuperaient seulement les villages sur la route qui mène d'Acre à Jérusalem. Les deux parties consentirent à cet arrangement et en jurèrent la fidèle observation, aussi dans le mois de Rabi' II/mars 1229, l'empereur prit possession de Jérusalem." Abû-l-Fida mentionne alors comment le prince de Damas ameuta les musulmans afin de les indigner contre cette "trahison", et aussi un peu, parce que comme le dit Abû-l-Fida, "la trêve conclue avec l'empereur délivra al-Malik al-Kâmil des préoccupations que les Francs lui donnaient, et ce prince, n'ayant plus rien à craindre de ce côté, se mit en marche pour Damas."

Ibn al-Athir, est plus sévère sur cette entreprise, au contraire du prince ayyoubide qui observe une certaine neutralité sur les agissements de ses parents. Il essaie ainsi de donner plusieurs interprétations sur les motifs et les arrières-pensées de la tractation : "Quand la rupture fut définitive entre al-Mu'azzam et ses deux frères, al-Kâmil et al-Ashraf, et qu'al-Kâmil apprit qu'al-Mu'azzam s'était dévoué à la cause de Djamâl al-Dîn, roi du Khwarezm, il craignit que l'alliance de ces deux princes ne fut fatale à la dynastie ayyoubide et n'etraînat sa chute. C'est alors qu'il envoya l'émir Fakhr al-Dîn, fils du Shaykh des shaykh, auprès de l'empereur Frédéric, pour lui demander de se rendre à Akka, et lui promettre, s'il y venait, de lui livrer une partie du littoral conquis par Salah al-Dîn. Cette démarche avait pour objet de détourenr les soupçons d'al-Mu'azzam et de contraindre ce prince à faire cause commune avec al-Kâmil et à reconnaître son autorité. L'empereur ayant commencé ses préparatifs afin d'nevahir le littoral, al-Mu'azzam, instruit de cet événement, écrivit à al-Ashraf des lettres flatteuses et lui demanda à plusieurs reprises de s'unir à lui." Sur la reddition de Jérusalem :" Voici les causes qui amenèrent ce funeste événement, un des plus désastreux pour l'islam : les princes de la famille d'Ayyoub s'étaient groupés autour d'al-Malik al-Kâmil, prince d'Egypte, qui se trouvait alors campé dans les environs de Jérusalem, pendant une expédition contre Damas. Enhardis par leur nombre, par les renforts qu'ils recevaient de leur flotte, les Francs exigèrent qu'on leur rendit toutes les places qui leur avaient été enlevées par Salah al-Dîn. Une convention fut alors conclue entre eux et les princes. On y stipula que ceux-ci ne rendraient aux Francs que la seule ville de Jérusalem et qu'ils conserveraient toutes les autres villes en leur pouvoir. En conséquence, on livra la Ville sainte, dont tous les remparts avaient été détruits, ainsi que nous l'avons dit plus haut,par al-Malik al-Mu'azzam. Les musulmans furent très péniblement affectés par cet événement, qui provoqua parmi eux un grand découragement et une vive agitation." ... "Al-Malik al-Kâmil avait pensé qu'il affaiblissait les Francs, en leur livrant ainsi Jérusalem en ruines et qu'parès quelques temps de trêve il pourrait, quand il le voudrait, leur reprendre cette ville. Il comptait aussi, en soulevant des difficultés avec l'empereur et en n'accomplissant exactement pas ses engagements, ouvrir la porte à un nouveau conflit avec les Francs, puis le conflit s'aggravant, recouvrer tout ce qu'il avait cédé."

L'émir Fakhr al-Dîn, fils du Shaykh, fut chargé de porter les messages échangés entre les deux souverains. Après de nombreux protocoles, le règlement des question de juridiction et autres formalités, al-Kâmil jura d'observer les clauses de la convention, l'empereur jura également, et une trêve fut conclue pour un temps déterminée. S'adressant à l'émir Fakhr al-Dîn, fils du Shaykh, l'empereur lui dit : "Si je n'avais craint de perdre mon prestige aux yeux des Francs, je n'aurais rien imposé de tout ceci au sultan." Un héraut invita les Musulmans à quitter Jérusalem et à abandonner la ville aux Francs. Les musulmans sortirent en pleurant et en gémissant ; ils étaient désolés de voir cette ville échapper à leur autorité et blâmaient vivement la conduite d'al-Kâmil, qu'ils jugeaient indigne (...) Quand tout cela fut terminé, le sultan demanda la permission à l'empereur de faire un pèlerinage à Jérusalem. Celui-ci la lui accorda, et le sultan se rendit d'abord à Naplouse chez Shams al-Dîn, cadi de cette ville ; il y laissa sa suite, avant de faire ses dévotions à Jérusalem et de rentrer ensuite à Akka ; puis il accomplit son pèlerinage et s'en retourna."

S'ensuit les anecdotes ultra-connues et citées dans toutes les biographies ou sites relatifs à Frédéric, témoignant de son "islamophilie" voire d'un certain penchant pour l'impiété au jugé même des musulmans. On a aussi de lui une description physique de Sibt al-Djawzî, cité par Ibn al-Athir : "roux, chauve et myope ; aurait-il été esclave qu'on en eut pas donné 100 dirhems."

Le Procès du moine maudit

Avec Le Procès du moine maudit se clot - hélas !- la publication des traductions françaises de ce roman. La moitié du volume est occupée par l'ambassade tumultueuse du Korani, de Saad et d'Edamor chez le roi de Rome, Frédéric. En fait, Frédéric II était déjà mort quand Baïbars devint sultan, mais il eut par contre des relations diplomatiques avec le fils de Frédéric, Manfred, qui fut roi de Sicile. Manfred avait d'ailleurs poursuivi la politique paternelle de collaboration poussée avec les Ayyoubides, puisqu'au moment de la Septième Croisade, il informait le dernier Ayyoubide, le sultan Nedjm al-Dîn Saleh, des mouvements du roi de France vers l'Egypte. Baïbars envoya aussi une ambassade à Manfred, relatée par Djamal al-Dîn ibn Wasil, dont le récit fut rapporté par Ibn al-Athir, et qui montre Manfred tout aussi préccupé de sciences, de logiques, de phislophie que son père.

La seconde partie du récit couvre abondamment les malheurs d'Ibrahim, l'ex-chevalier sans nom, qui affreusement blessé par les Francs, se languit sur son lit de mort, en état de pourriture vivante, malgré les soins de Chiha, tout ça parce que son encombrante et remuante famille se mêle de sa guérison... Pour finir, alors qu'il n'espère plus qu'en la mort, l'intervention miraculeuse de Khidr le Prophète, qui le guérit en un tour de main, rétablit les choses. Ce Khidr "Abû-l-Abbas", que l'on voit assez peu dans le roman, mais qu'invoque fréquemment Ibrahim, comme une sorte de protecteur naturel, a aussi son importance dans le monde mystérieux des Quarante, puisqu'il est le naqîb des Quarante, soit leur syndic et donc, bien qu'il soit pour l'essentiel aussi invisible et discret que le Pôle du monde, a partie prenante dans l'accession au pouvoir de Baïbars.

Khidr, ou Khadir, ou Khezr, selon les langues et les peuples est une des figures les plus énigmatiques de l'imaginaire ésotérique musulman. Dans le Coran, il est mentionné comme un inconnu croisé sur la route, initiateur de Moïse, qui demande à marcher avec lui, et s'entend poser comme condition qu'il ne s'étonnera de rien et ne questionnera sur rien. Moïse accepte, et voit Khidr commettre d'étranges actes, faisant couler un bateau, tuant un jeune homme, sans justification aucune, avec toutes les apparences de l'iniquité et de l'injustice. Naturellement, Moïse finit par s'étonner à voix haute et s'entend reprocher son peu de sagesse, car chacun de ses actes avait un sens caché lié à sa connaissance de l'avenir et du destin des créatures qu'ils croisaient (les Quarante ont la vision de l'échiquier du monde, ne l'oublions pas et sont capables de prévoir de multiples coups par avance). Cette histoire est d'ailleurs tellement courante dans les contes du monde entier, qu'on se demande si ce n'est pas une légende archétypale. J'en avais même lu une variante kurde. Quoi qu'il en soit les actes répréhensibles "en apparence" de Khidr alors qu'ils sont bénéfiques sur le plan du Secret, le relient à la sagesse inversée de certains mystiques, la "folle sagesse" des kalenders et de certains malamatî extrêmes.

Autre lien entre Khidr et les "errants", qu'ils soient soufis ou voyageurs, c'est qu'il est un prophète des routes, du voyage, un sauveur des naufragers (par un glissement courant que l'on rencontre aussi dans le culte des saints catholiques, celui qui fait couler un bateau est celui que l'on invoque dans les tempêtes, de même que des saints locaux donnent les maux qu'ils peuvent curer). Khidr est le dieu grec que l'on croise en chemin, ou qui vous demande l'hospitalité, sous l'aspect d'un mendiant ou d'un étranger, il y a du Hermès vagabond dans cette figure.

Dans ses attributs marins, il est aussi, selon le poète turc Karacaoglan "le gardien des mers" et est monté sur un cheval gris, tout comme dans le Livre de Dede Korkut. Ce "coursier gris des mers" rappelle d'ailleurs de façon frappante le fameux Bozé Rawan, le cheval marin de Memê Alan, qu'il appelle d'ailleurs "le Gris qui va l'amble". Cela est aussi repris dans la légende duu kalâm gourani des Yaresan (ahlé-Haqq), étudiée par Mohammad Mokri, celle du "Cavalier au coursier gris, le dompteur du vent" (JA 1974), où Khidr est assimilé à Pîr Dawûd, se portant au seecours de Pîr benyamin, incarné sous le nom de Gilim Kul, soit "l'homme en haillons", en passe de faire naufrage en mer. Dawûd chevauche le vent et sauve bateau, équipage, et Pîr Benyamin. Dans la hiérarchie céleste yaresan, on retrouve une certaine parenté avec Khidr/le Pôle et Dawûd/Benyamin, les deux ayant leur rôle dans le soutien à la structure du Cosmos. Voicu un extrait de ce très bel hymne (chanté par Ali Akbar Moradî dont nous avons parlé ici) :

Ber ew dewanî
Dawûd ha ama ber-ew dêwanî
Shah swar mabô dûstan mizganî

Hors de la cour
Oh, Dâwûd sort de la cour.
Le roi cavalier monte à cheval, Ô Compagnons bonne nouvelle !

Dâwwud gewwash-a
mêna-we-ser-a, gewher-shinas-â
Gerçek Dâwûd-a, ha Dawud ras-a

Dawûd est celui qui plonge dans la mer
Dawûd est Dawûd, Dawûd est celui qui plonge dans la mer,
Il porte un casque gris-bleu, il est le connaisseur des perles
Gerçek est Dawûd, Dawûd est équitable.


Cela dit, si dans Baïbars on distingue aussi le Pôle du Monde et Khidr, d'autres versions font de ce Prophète le Pôle. Al-Kaysarî pensait ainsi qu'avant que Moïse ne se révèle par la Prophétie au Zahîr (monde visible) Khidr était le Pôle secret. En général, l'aspect anonyme et discret du Pôle et de Khidr qui agit toujours incognito l'oppose à la fonction prophétique. En tous cas des versions plus populaire considère que comme les Quarante, le khadir réapparaît à chaque époque (sauf que les Quarante sont permutables et remplacés à leur mort alors que Khidr immortel ne ferait sans doute que se réincarner).

Mais Khwadja Khadir est aussi un descendant du dieu du printemps, des sources, de l'eau, de la vie immortel, puisque l'on dit d elui que Dieu lui accorda l'immortalité et le fit monter au paradis avant sa mort, ce qui explique que beaucoup de versions en font un compagnon d'Elie, et que d'autres le confondent avec Elie/Ilyas, faisant même parfois de ces deux figures, une sorte de paire jumelle. Les Turcs et les Alévis le fêtait au printemps, entre le 5 et 6 mai. Ou bien en le confondant avec le Saint Georges du 23 avril, ce qui leur permettait de le célébrer parfois en même temps que les Arméniens, surtout dans le Dersim où entre parainage interconfessionnel et pacte de fraternité, le syncrétisme des cultes alévis et chrétiens allait très loin.

Symbole de printemps, de ce qui reverdit, il est donc naturel que Khidr Abû Abbas, guérisse Ibrahim al Koranî, tout comme la végétation morte renaît sur son passage, et bien sûr un des aspects les plus fascinants pour l'imaginaire humain est cette immortalité qui le relie à la Source de vie (mythe mésopotamien depuis Gilgamesh). Cela peut expliquer pourquoi on le représente parfois sous les traits d'un vieux fakir, ou bien sous ceux d'un adolescent, en tant qu'immortel, il incarne et intègre tous les âges de la vie.

Khidr et sa "source de vie" ont naturellement inspiré les grands mystiques et particulièrement deux soufis voyageurs, Sohrawardî et plus encore Muhî al-Dîn ibn Arabî. Ce dernier, qui a tenté de systémiser et de distinguer tous les walî (saints) entre eux, présente une hiérarchie un peu différente des Quarante tels qu'ils sont vus dans Baïbars et dans beaucoup d'autres traditions. Ici, Khadir est le maître des Afrâd, des sages solitaires et plutôt hors confrérie, parvenus au sommet de la connaissance initiatique. Ibn Arabî ne précise pas le nombre de ces afrâd mais indique que sept d'entre eux sont en plus des Abdal et occupent un rang au-dessus, le plus élevé étant celui des malamatî qui dépendent directement du Pôle du monde. Comme on le voit, il bouscule l'ordre plus traditionnel des Quarante abdal, mais Ibn Arabî adore ne rien faire comme les autres. Ce qui est intéressant c'est qu'il appelle les afrâd les "cavaliers".

Ibn Arabî avait des liens particuliers avec Khidr puisqu'il considérait qu'il avait reçu la khirqâ (manteau soufi) des mains mêmes de ce prophète, de même façon que Sohrawardî avait eu pour murshîd Gabriel en personne. Ce qui n'empêche pas notre Sheikh de l'Ishraq de mentionner Kehzr dans L'Archange empourpré, en le prenant comme modèle de tout voyage initiatique, la Source de vie étant bien sûr celle de la Connaissance, et c'est ainsi qu'il recommande par deux fois :

"Si tu veux partir à la Quête de cette Source, chausse les même sandales que Khezr le prophète et progresse sur la route de l'abandon confiant jusqu'à ce que tu arrives à la région des Ténèbres."

"Si tu es Khezr, à travers la montagne de Qaf, sans peine, toi aussi, tu peux passer."

Khidr et tous ses avatars est ainsi le modèle et le guide des vagabonds spirituels, des errants à la recherche de la Source de vie, depuis Gilgamesh jusqu'à Ibn Arabî, d'Inde jusqu'en méditerranée. Il est aussi celui qui intervient dans les cas désespérés (par exemple recouvrer la santé entre les mains du matriarcat ismaélien), celui par qui le désordre arrive (naufrage, comportement choquant, meurtre), celui qui par son action (et celle des Quarante) maintient pourtant l'ordonnance secrète du monde.

Maintenant sur l'échiquier cosmique, quelle pièce serait-il ? Le Cavalier bien sûr, avec son avancée fantasque, partant d'abord tout droit pour atterrir d'oblique, là où on ne l'attend pas.

La figure de Khidr est naturellement bien plus immense et variée que ce bref aperçu. Il faudrait mentionner le Khwadja Khadir indien et son poisson, parler de la fête de Hizr en Turquie, de René Guénon qui avait ce sujet à coeur, enfin pour les anglophones un site entier lui est consacré où l'on détaille à peu près tous les aspects attributs et vêtements du Verdoyant.

©Sandrine Alexie, 24 février 2007.